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Fait-il jour ? Fait-il nuit ? Me voilà prisonnier d’un brouillard si épais qu’on n’y voit plus guère. De la barre, j’ai beau tendre la lampe à bout de bras, j’ai beau plisser les yeux, le pont se dissout dans la purée de pois et le regard ne porte même pas jusqu’à la proue. Me voilà fin seul. L’équipage a disparu. Sont-ils allés se réfugier à la cale ? Ont-ils déserté ? Se sont-ils fait enlever par quelque monstre venu des profondeurs ? Le seul indice de présence humaine est le barrissement de loin en loin des cornes de brume. Même mon fidèle perroquet s’est volatilisé. Son oreille bienveillante, ses répliques redondantes, sa voix irritante, sa poésie insignifiante : tout cela m’était précieux, je m’en rends compte maintenant.
« Ohé, bosco ! Ohé timonier ! »
Personne ne répond. Que le grondement des flots et le sifflement de la brise. Me voilà fin seul dans un vaisseau à la dérive. J’ai perdu la carte. J’ai perdu le nord et le reste. Je suis l’aveugle qui navigue à vue. Je me dirige à tâtons. Il n’y a plus d’itinéraire, plus de destination. Après tout ce temps en mer à voguer au hasard, la cargaison doit être bel et bien gâtée. Et les vivres sans doute bientôt épuisés. Et moi qui ne peux quitter la barre. Sans capitaine, qui pilotera ? Il est de ma responsabilité de demeurer en poste, envers et contre tout. La destinée de ce vaisseau et celle de ce périple ne dépendent plus que de mon acharnement, voire de mon obsession.
Tiens, est-ce une éclaircie, là-bas, à dix heures ? Ah. Non. Il ne devait s’agir que de l’éclair d’un phare, au loin. Je n’ai plus pour stratégie que de maintenir ce semblant de cap en espérant, si Dieu le veut, que le vent se lève enfin et nettoie le ciel, que je retrouve la route et un sens à ce voyage.
Journal de bord du capitaine, en ce trentième jour du mois d’avril de l’an de grâce deux mille vingt-trois.