— Monsieur G*** ?
— Oui, c’est bien moi, que se passe-t-il donc ?
— Eh, bien, monsieur G***, nous sommes dans le regret de vous annoncer que…
— Non ! N’en dites pas plus ! Je déteste les annonces, lesquelles, c’est inévitable, sont annonciatrices
de calamités et d’apocalypses !
— C’est-à-dire que…
— Et voilà, déjà, je sens la vie qui me quitte, mon cœur qui s’arrête, mon âme
qui flotte, je nous vois en plongée, désincarné que je suis. Je devine bien ce
que vous êtes en train de m’annoncer : le cancer, la sclérose en plaques, l’alzheimer,
tout ça.
— Pas du tout, je…
— Pas du tout ? Au contraire : bien sûr, assurément, c’est une évidence. Avouez
donc, allez, avouez : c’est la fin, n’est-ce pas ? Tout s’est passé si vite,
hier encore, je découvrais la vie.
— C’est-à-dire que…
— Stop ! Chut ! Je ne veux plus vous entendre ! Je ne vous écoute plus.
La-la-la-la…
— C’est que votre…
— C’est que ma, c’est que mon, peu m’importe. Oubliez ce que vous
vouliez me dire et regardez donc ces anges qui passent, regardez-les passer plutôt
que de m’annoncer des âneries.
— Mais il faut que je vous dise…
— Croyez-moi : il ne faut rien du tout. Vous n’avez rien à me dire et je n’ai
rien à entendre. Nada. Nichts. Niente. Nihil.
— Vous ne comprenez pas. Il appert simplement que…
— Oui, oui, bien sûr que ça apparoisse, que ça apparasse, que sais-je, ça n’a
aucune importance. Appert que pourra.
— Mais vous avez…
— Bien sûr que j’ai. Je sais trop bien que j’ai. Tout le monde a ou tout le
monde aura, un jour ou l’autre. Ça pousse en nous, ça se développe, ça se détraque, c’est
inexorable. J’ai ceci, j’aurai cela, voire pire. C’est entendu, c’est
inévitable.
— C’est que…
— N’insistez pas. J’avance les yeux ouverts. Je vois la route, je suis
conscient de la direction générale qu’elle prend, l’évidence de sa finitude.
Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Enfin, presque rien.
— Mais…
— Taisez-vous, malheureuse, et laisser moi me faire dévorer par le malin, par
le mélanome, par la mélancolie, par la mort. Déjà, attirées par l’odeur du
sang, les corneilles tournoient au-dessus de ma tête, je ne suis plus que
l’ombre de moi-même, l’ombre de son ombre, l’ombre de sa main, l’ombre
de…
— Monsieur G***, écoutez-moi. Écoutez-moi. Le pantalon gris que vous nous avez
laissé lundi, celui avec une grande tache d’encre. Eh, bien la tache ne part
pas. C’est une tache tenace, une encre indélébile : rien à faire, aucun des
procédés que nous employons dans notre établissement n’est venu à bout de
cette tache. Nous en sommes navrés. Votre pantalon est ici. Nous ne vous
facturerons évidemment aucuns frais pour ce morceau. Et voilà le reste de vos
vêtements, dûment nettoyés et pressés.
— Ah. Le pantalon. D’accord. Vous m’avez fait peur.
— Ce n’est rien. Ce sera vingt-neuf et quatre-vingt-quatre.
— Bien sûr. Je vais payer par carte.
— Voilà.
(Bip!)
— Bonne soirée, monsieur G***.
— Oui, c’est cela. Merci pour tout. Adieu.