11 mars 2023

Nous sommes dans le regret

        — Monsieur G*** ?
        — Oui, c’est bien moi, que se passe-t-il donc ?
        — Eh, bien, monsieur G***, nous sommes dans le regret de vous annoncer que…
        — Non ! N’en dites pas plus ! Je déteste les annonces, lesquelles, c’est inévitable, sont annonciatrices de calamités et d’apocalypses !
        — C’est-à-dire que…
        — Et voilà, déjà, je sens la vie qui me quitte, mon cœur qui s’arrête, mon âme qui flotte, je nous vois en plongée, désincarné que je suis. Je devine bien ce que vous êtes en train de m’annoncer : le cancer, la sclérose en plaques, l’alzheimer, tout ça.
        — Pas du tout, je…
        — Pas du tout ? Au contraire : bien sûr, assurément, c’est une évidence. Avouez donc, allez, avouez : c’est la fin, n’est-ce pas ? Tout s’est passé si vite, hier encore, je découvrais la vie.
        — C’est-à-dire que…
        — Stop ! Chut ! Je ne veux plus vous entendre ! Je ne vous écoute plus. La-la-la-la…
        — C’est que votre…
        — C’est que ma, c’est que mon, peu m’importe. Oubliez ce que vous vouliez me dire et regardez donc ces anges qui passent, regardez-les passer plutôt que de m’annoncer des âneries.
        — Mais il faut que je vous dise…
        — Croyez-moi : il ne faut rien du tout. Vous n’avez rien à me dire et je n’ai rien à entendre. Nada. Nichts. Niente. Nihil.
        — Vous ne comprenez pas. Il appert simplement que…
        — Oui, oui, bien sûr que ça apparoisse, que ça apparasse, que sais-je, ça n’a aucune importance. Appert que pourra.
        — Mais vous avez…
        — Bien sûr que j’ai. Je sais trop bien que j’ai. Tout le monde a ou tout le monde aura, un jour ou l’autre. Ça pousse en nous, ça se développe, ça se détraque, c’est inexorable. J’ai ceci, j’aurai cela, voire pire. C’est entendu, c’est inévitable.
        — C’est que…
        — N’insistez pas. J’avance les yeux ouverts. Je vois la route, je suis conscient de la direction générale qu’elle prend, l’évidence de sa finitude. Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Enfin, presque rien.
        — Mais…
        — Taisez-vous, malheureuse, et laisser moi me faire dévorer par le malin, par le mélanome, par la mélancolie, par la mort. Déjà, attirées par l’odeur du sang, les corneilles tournoient au-dessus de ma tête, je ne suis plus que l’ombre de moi-même, l’ombre de son ombre, l’ombre de sa main, l’ombre de…
        — Monsieur G***, écoutez-moi. Écoutez-moi. Le pantalon gris que vous nous avez laissé lundi, celui avec une grande tache d’encre. Eh, bien la tache ne part pas. C’est une tache tenace, une encre indélébile : rien à faire, aucun des procédés que nous employons dans notre établissement n’est venu à bout de cette tache. Nous en sommes navrés. Votre pantalon est ici. Nous ne vous facturerons évidemment aucuns frais pour ce morceau. Et voilà le reste de vos vêtements, dûment nettoyés et pressés.
        — Ah. Le pantalon. D’accord. Vous m’avez fait peur.
        — Ce n’est rien. Ce sera vingt-neuf et quatre-vingt-quatre.
        — Bien sûr. Je vais payer par carte.
        — Voilà.
(Bip!)
        — Bonne soirée, monsieur G***.
        — Oui, c’est cela. Merci pour tout. Adieu.