12 février 2023

Sint Maarten / Saint-Martin — Journal


 



« Croire aux vacances, c’est croire au Bon Dieu. »
(Marguerite Duras, Le marin de Gibraltar)





Cinquante degrés Celsius : aujourd’hui, c’est la distance qui sépare Montréal et l’île de Saint-Martin ; du 45e au 18e parallèle nord, du vortex polaire aux tropiques.


*


À l’aéroport Princess Juliana, je suis accueilli par un bel exemple de baleine bleue (bb) :

«  8.2 Billion kilograms of your plastic are dumped into the ocean every year! Thats [sic] 55,000 Blue Whales.  »





*


La personne responsable de la sécurité dans l’immeuble à appartements est une femme trapue qui porte un uniforme digne d’un corps policier : pantalon olive avec passepoil vertical le long des jambes, chemise safari beige à manche courte avec poches poitrine à rabat, étoile dorée sur le sein gauche portant l’inscription « SECURITY SHERIFF ». Je devine que ses manières amènes et désarmantes permettent de prévenir bien des crimes.


*


C’est l’époque qui le veut. Un nuage de mauvaise conscience plane dorénavant au-dessus de chacun nos voyages. Le transport en avion, le luxe de la résidence de location, l’exploitation des ressources d’un petit paradis insulaire, les 55 000 baleines bleues, et tous ces maudits privilèges d’Occidentaux riches qui nous affectent comme une maladie incurable. On n’ose pas estimer l’empreinte carbone générée par cette semaine antillaise ; elle se mesure sans doute en hectares de forêt amazonienne, voire en mines de charbon. Notre sentiment de culpabilité est amplifié par la gestion nonchalante des déchets dans l’immeuble : ici, ni recyclage ni compostage ; l’appartement est doté de dispositifs dignes d’une époque révolue : un intimidant compacteur à déchets et un broyeur à aliment intégré à l’évier. On n’ose utiliser ni l’un ni l’autre. Sinon, on fait disparaître les déchets comme par magie en les laissant tomber dans une chute. Notre anxiété écologique atteint des sommets.


*


Je suis à lire Le marin de Gibraltar de Duras. Je ne sais pas trop quoi en penser.

Plusieurs passages sont de petits feux d’artifice. Des jeux avec la répétition, avec les mots, par exemple ceci :

« — On descend ?
— On descend.
On descendit. »

Parfois, des phrases très fortes, qui me frappent, je ne peux pas toujours expliquer pourquoi, par exemple ce passage :

« Le cabaret a fermé derrière nous. Nous étions les derniers clients. Nous étions partout les derniers clients. Les plus désœuvrés aussi sans doute. J’étais devenue quelqu’un qui dormait chaque jour jusqu’à midi. »

Ces moments de grâce m’apparaissent cependant dilués dans une mer de dialogues répétitifs, récurrents, récursifs. J’étais devenu quelqu’un qui relisait les mêmes dialogues à l’infini. Les personnages boivent comme des trous. Ils bavardent et rient beaucoup (trop) en bavardant. Le rire est un curieux moteur dans ce roman. Voici un exemple parmi tant d’autres :

« Elle dit bonjour à Bruno qui lui aussi regardait la ville, toujours en rigolant. Je savais qu’elle s’était inquiétée à propos de Bruno et elle fut contente de le voir rire. Elle rit avec lui. On aurait pu croire qu’ils riaient de voir la ville, c’était un étrange spectacle. »

Étrange, en effet. Et ça boit. Et ça bavarde. Le périple est long et il met à l’épreuve ma patience. « Le temps n’en finissait pas de passer », ose même écrire Duras. En termes informatiques, je dirais que ce roman recèle peu d’information pour la grande quantité de données. Mais qui suis-je pour juger Marguerite Duras ? J’ai déjà abandonné Moderato cantabile vers la moitié, c’est vous dire la profondeur de mon inculture. Voilà sans doute un grand roman ; je suis un bien petit lecteur.


*


L’île baigne dans un méli-mélo linguistique qui inclut notamment le néerlandais, le français, le créole (ou plusieurs formes de créole, je n’en sais rien) et l’anglais, bien sûr, omniprésent. L’anglais, la langue du tourisme, la langue universelle. Sans surprise, on nous aborde volontiers en anglais ou avec des variantes locales de notre « Bonjour-Hi » québécois (d’aucuns diraient montréalais). En France, avec Jojo, on nous a plus d’une fois pris pour des Belges, alors ce n’est pas surprenant qu’on puisse supposer ici que nous sommes Américains.


*


Mais où donc ces dernières décennies se trouvaient les touristes qui s’étendent en plein soleil sur les plages du Sud ? N’ont-ils jamais entendu parler des effets néfastes des rayons ultraviolets pour l’épiderme, des risques de développer un cancer ? Regardez-les gésir sur leur serviette de plage, leur corps offert aux rayons délétères du soleil de l’après-midi, alors que pour notre part, phobiques, nous nous badigeonnons de litres de crème solaire et nous nous recroquevillons dans l’ombre trop étroite d’un parasol d’où nous ne sortons que pour de brèves saucettes dans les flots. Quel super pouvoir les protège ?


*


Le plus grand danger est de développer aussi une mauvaise conscience du repos, de l’inactivité, de l’improductivité.


*


Le vent a soufflé toute la journée, on a la peau tannée et la tête qui tourne. Ce soir, du balcon, il souffle toujours et on entend les vagues se briser avec fracas en bas, dans la petite crique. Le ciel s’obscurcit lentement alors que l’horizon est mangé par les nuages. Je sens que le sommeil sera lourd et bon.


*


Se déplacer en voiture dans l’île exige de la patience. Les routes sont étroites, sinueuses et il y a du trafic. Les artères principales sont peu nombreuses, essentiellement une fausse autoroute qui fait le tour de l’île. La circulation est lente et les distances s’allongent. On s’arrête parfois de longs moments, sans comprendre la raison de ces bouchons. Tous ces véhicules, c’est à n’y rien comprendre. À quoi peut bien servir ici de s’acheter une berline sport de luxe, une camionnette, un Hummer, ma foi du bonyeu ? Cette île serait pourtant l’endroit parfait pour un système de transport en commun radical et efficace, qui réduirait considérablement les déplacements automobiles.


*





*


La mer irradie les bleus sombres et le turquoise, des cumulus bouffis poussent comme des montagnes sur l’horizon. Le vent incessant, le soleil qui brille égal. Les bateaux de croisière se déplacent lourdement, à la recherche d’un port où déverser leurs clients rêvant d’exotisme et de pittoresque. Sur les plages, le bruit des vagues ne réussit pas à couvrir le craquètement des groupes de retraités qui s’esclaffent, le visage rouge du soleil et de l’alcool des cocktails de l’après-midi. Les magazines gratuits sur papier glacé nous invitent au rêve tel qu’imaginé par les as du marketing touristique, un bonheur fait « de confort et de luxe », ce monstre qui carbure à la consommation : restaurants, bars, boutiques, excursions, locations, luxe, babioles, night life, beach bars, cocktails, duty free shops, spas, yachts, bijoux, fashion, parfums, cosmétiques, gastronomie, alcools fins, propriétés de prestige, casinos. Eau de toilette, eau de parfum, crème rose lumière, soin anti-âge, fragrance intime, Hair Botox, Yacht Club, Concept Store, Vacation Villas, Luxury Shopping Experience, Stunning Ocean View. Quand on est en vacances, il faut sans cesse manger, boire, jouir, s’élever vers le haut de gamme, payer, payer pour tout et donner un pourboire, payer pour la plage, payer pour la visite, payer pour le sport, payer pour l’ordinaire, payer pour les extras, payer pour l’exclusivité, payer pour se sentir vivre.


*


Dans le ciel, le va-et-vient des avions qui atterrissent ou décollent de l’aéroport non loin — Delta, KLM, Air France, KLM, United, etc. — donne la mesure du flux touristique dans l’île. C’est aussi un rappel constant de l’éphémérité de ce séjour, de l’au-delà québécois et hivernal qui nous guette.




Je me réveille, j’ai soif, je me lève pour boire. Par les baies vitrées, dans la nuit noire, j’aperçois à l’horizon une procession de navires de croisière, comme des éléphants lumineux qui se suivent à la queue leu leu. Ils brillent comme des villes lointaines, comme des morceaux de Las Vegas. Leur progression est imperceptible. On les imagine le ventre plein de retraités ronflants, abandonnés à la rassurante sécurité de ces temples flottants dont les machines ronronnent stoïquement en brûlant des tonnes de fioul. Des milliers de rentiers qui se déplacent de port en port pour y découvrir de nouvelles boutiques Polo Ralph Lauren ou Cartier. Je pose mon verre vide sur le comptoir. Demain, la mer aura retrouvé sa couleur aigue-marine sous un ciel de cumulus immenses, et les voiliers et les yachts ratisseront les flots autour de l’île sans but apparent, peut-être à la recherche d’aventure, d’un trésor, ou d’une plage où s’approvisionner en champagne. Je retourne me coucher.


*


Les petites habitations alignées, faites de blocs de ciment couvert de crépis, peintes, mais pas toujours, de couleurs vives, mais pas toujours. Souvent défraîchies ou ayant l’allure de chantiers laissés en plan, de bâtiments abandonnés. Des toits de tôle ondulée, sinon une absence de toit, des fenêtres placardées. Un terrain autour, derrière, en terre battue où pousse d’éventuels palmiers, plantes grasses et herbes folles, terrain jonché d’un bric-à-brac d’objets, un tas de terre ou de ferraille érigé au fond. Des murets de planches ou de parpaing, des murs défoncés, des clôtures de métal rouillé. Des commerces aux enseignes de fortune, d’autres d’allure plus officielle. On devine que le décor porte encore les stigmates de l’ouragan Irma de 2017. Parfois, un chien pas de médaille observe le trafic, quelques poules errent. Un fossé dans lequel coule une eau verte, phosphorescente, d’où jaillit une aigrette neigeuse. Des voitures, des camionnettes garées un peu au hasard, la carcasse d’une voiture. La route nationale 7 n’est qu’un chemin de campagne sans accotement qui zigzague au pied des collines et fait le tour de l’île, relie et traverse les agglomérations. Les voies perpendiculaires sont des pistes mal pavées, défoncées qui s’enfoncent dans un village, grimpent une colline, déboulent jusqu’à la mer. Le trafic est incessant, indolent dans les bouchons, nerveux ailleurs. Les jeunes touristes hilares qui se suivent à la file en quatre roues (alias quad). Les motocyclistes pressés qui nous dépassent en rinçant leur moteur. Les minibus et les VUS qui empiètent sur la voie inverse avec nonchalance. Les déplacements sont compliqués. On met un temps fou pour parcourir quinze, vingt kilomètres. La journée passe en coup de vent. En vacances, les journées passent toutes en coup de vent.


*


C’est assis sur une serviette de plage, le haut de son corps fuchsia, un sourire benêt au visage, trois bouteilles de bières vides à ses pieds, que l’homme blanc nordique réalise les défis de l’adaptation à son nouvel environnement tropical. Il reconnaît en son for intérieur avoir fait preuve de négligence dans son comportement des derniers jours, qu’il pourrait y avoir des conséquences sur son bien-être physique. D’ailleurs, il a soudain un étourdissement et la nette impression que quelqu’un vient de l’introduire vivant dans un four à pizza.


*


L’autre matin, nous venions d’arriver, je me suis assis dans un transat, une tasse de café dans une main et un livre dans l’autre. J’ai cligné des yeux et c’est déjà la veille du retour.


*


Des ingénieurs zélés ont fait leurs calculs, ils ont établi le minimum d’espace permettant à un humain de survivre pendant quelques heures. En fonction de ces paramètres précis, des rangées de sièges ont été disposées dans l’habitacle de l’avion. Plusieurs facteurs viennent ensuite réduire davantage nos mouvements. On nous oblige notamment à ranger notre bagage à main sous le siège devant nous, à nos pieds, dans l’espace déjà réduit prévu pour nos jambes, recoin déjà amputé d’un volume significatif pour accommoder le module informatique qui alimente en « divertissement » l’écran à cristaux liquides encastré dans le dossier du même siège de la rangée précédente, lequel siège par ailleurs peut s’incliner (et s’incline en effet, constatez vous avec angoisse) pour offrir un surcroît de confort au passager qui y repose, ce qui diminue d’autant le nôtre, de confort, surtout considérant que le dossier de notre fauteuil, lui, n’a pas la capacité de s’incliner puisqu’il est situé tout à l’arrière de la cabine, dernière rangée, appuyée sur un mur. Ajoutons que le siège dans lequel on se trouve ainsi coincé offre un rembourrage minime, minimal, minimaliste, particulièrement sous les fesses, mais également dans la région lombaire, là où une pièce de métal traverse à l’horizontale l’armature du dossier et pile où passe aussi, quelle coïncidence, une couture du revêtement de cuir. Toutes ces contraintes — posture peu habituelle, stress articulaire, points de pression nombreux — font en sorte qu’on finit par développer une douleur lombaire carabinée, on a beau se contorsionner, rien à faire, la douleur est aigüe et persistante alors qu’il reste encore deux longues heures à ce vol qui nous a arrachés comme on arrache une dent à froid d’un paradis de sérénité douce et turquoise. «  We wish you a pleasant flight » mon œil.