L’homme ne sait plus parler, il ne sait plus quoi dire. Les mots l’ont quitté comme tant d’autres choses, avec les années. Il est muet dorénavant. Épuisé. Vide. Alors, l’homme se tait. Voilà des semaines que ses carnets jaunissent dans le silence. La vie continue, pourtant, il se passe des choses, trop peut-être, ou alors pas assez, et rien ne vient, ce n’est pas comme un tube de dentifrice qu’on presse, comme un ballon qu’on gonfle en soufflant, il n’y a pas de muscle à bander qui fasse arriver les mots. L’homme se sent vieux, parfois. Il s’active au travail un peu inutilement, il perd beaucoup de son temps à des choses futiles, il s’inquiète pour sa santé. Il s’englue dans la routine, laisse le temps rouler, il flotte, fait du sur-place. Comme le fou qui n’a pas remonté le mécanisme de sa montre depuis des lustres, il se fait accroire que le temps s’est arrêté. Ce qui ne l’empêche pas de vieillir. Et en vieillissant, sa parole usée manque de souffle, sa voix ne porte plus, ses mots sont désuets, ses idées passées de mode. Il est devenu à son corps défendant un homme d’un autre temps. Alors il se tait. D’ailleurs, personne ne l’écoute. Les courants, les marées et les vagues ont rapporté sur le rivage toutes les bouteilles qu’il avait jetées à la mer. Ces billets embouteillés représentaient tout ce qu’il avait à dire. Il croit être allé au bout du discours. Il n’a plus de mots. Ni d’énergie pour façonner du texte, le mettre en forme, le poncer, le polir. Ces gestes qu’il a cru un jour connaître, mais qu’il ne faisait que singer, ces gestes qu’il ne se sent de toute façon plus la force de reproduire. Est-ce un renoncement ? Un abandon ? La page est blanche, pourquoi la souiller ? Aucun poème ne vaut cette page immaculée. On surestime l’écriture, cette chose abstraite, statique, superflue. On ne veut pas lire, on veut regarder des images, des images animées, on veut entendre les mots. Cette activité de décodage avec les yeux de longues et trop nombreuses rangées de signes, c’est ennuyant. Personne n’espère les mots de l’homme, personne ne se rappelle son existence. Son silence est dans l’ordre des choses. Il faut parfois savoir se faire oublier. S’oublier un peu. Profiter de la fraîcheur des coins d’ombre. D’autres dans le soleil font du bruit pour dix, pour cent. Il faut savoir admettre l’inexistence. Alors, l’homme se tait.