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(Source: Rijksmuseum) |
Je suis je, dès les premiers mots.
Je suis mes cinq sens grand ouverts, et la réalité prend forme parce que je perçois ce qui m’entoure. La vérité est ma vérité. La vie est ma vie, je la capte et je la ressens en continu, je la stocke dans ma mémoire. La vie — ma vie — est une soupe primordiale qui me remplit, qui est faite de moi et de la perception de ce qu’est pour moi le reste, c’est-à-dire l’extérieur de moi. Le monde se déploie autour de mon être et j’en suis le centre. Tout gravite. Le point de vue est unique, la caméra est subjective. Tout n’existe qu’à travers moi.
Je me regarde. Mes mains, mes bras, mes pieds, mes jambes, mon ventre. Mon nombril, bien sûr. Mon sexe. D’autres parties de moi, si je me contorsionne. Et mes poils, mes rides, la texture de mon épiderme, l’éclat particulier de mon iris. Parfois, j’admire mon visage, je me souris dans un reflet, dans un écran, dans un autoportrait et je capte un peu de ce que le monde — mon monde — voit de ma personne. La lumière se reflète sur ma peau, sur ma chevelure, sur mes vêtements, les rayons rebondissent dans toutes les directions, me révèlent et me permettent d’exister dans l’espace, de l’occuper, de briller comme un soleil, alors que l’univers est baigné de mon énergie, nourri par ma personne et attiré par moi selon une force inversement proportionnelle au carré de la distance.
J’entends le son de ma voix à travers les os de mon crâne, je perçois les intonations, la chanson de ma parole. Je m’exprime. L’air vibre et les ondes sortent de ma gorge, de ma bouche, elles se dispersent dans l’air qui m’entoure, entrent par mes conduits auditifs. Je m’entends. Je m’entends bien avec moi-même. L’histoire que je raconte est mon histoire. Je suis mon premier public. Seule ma voix porte, seule ma voix compte.
Je sens et je goûte. Les effluves chatouillent mon nez et ma langue, porteuses de sensations agréables ou déplaisantes, faisant parfois renaître la mémoire enfouie d’expériences passées. Je hume et je consomme l’univers, je m’en nourris puisqu’il n’existe que pour me procurer la satiété. Le vent dans l’herbe et dans les feuilles, le parfum végétal, le bruissement doux, le fruit que je porte à ma bouche : tout cela n’existe que pour moi. L’arbre qui tombe dans la forêt quand je n’y suis pas ne peut pas produire de bruit ; comment pourrait-il tomber ? il n’existe même pas en mon absence.
J’aime me caresser, j’aime qu’on me touche, recevoir des caresses. Les objets qui m’entourent, leur matérialité, leur texture et la pression qu’ils exercent sur ma peau sont un rappel constant de mon existence, de ma substance, du caractère étranger de ce qui est hors de moi. Cette volupté ressentie est la preuve que je suis au centre de tout. Comment pourrais-je envisager autrement l’univers ? Mon regard n’est pas dans les yeux des autres, mon ouïe n’est pas dans leurs oreilles, ma peau n’est pas sur leur corps.
Il me faut me raconter et il faut qu’on m’écoute. Je n’y peux rien ; j’ai besoin d’attention. C’est une nécessité. Je me regarde écrire et j’aime ça ; le roman s’écrit tout seul et il faut qu’il soit lu. Toute fiction est mienne, ma biographie est la seule histoire qui vaille ; je suis une personne si spéciale. Dans le choix des mots, je fais parfois semblant de brouiller les pistes, mais il n’y a rien à brouiller, aucune autre piste que le long chemin qui depuis le Big Bang mène à moi, ma vie, ma personne, mes perceptions, mes sentiments. Car c’est ma voix qui parle par la bouche des autres personnages, ils me donnent la réplique, me mettent en valeur. Je suis l’acteur principal et le metteur en scène. Je suis l’auteur et sa fiction. Je suis l’œuvre et son sujet, la forme et le fond. Je suis le dieu, le pape et le plus fervent disciple de ma religion. Je suis le cosmos et je prends de l’expansion. Je suis la première personne, singulière, unique.
Et jusqu’au point final, voire au-delà, je serai je.