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Pour l’écriveron anonyme, transformer son manuscrit en soumission de manuscrit demande des nerfs d’acier et beaucoup de patience.
Je n’y connais rien, mais permettez-moi de conjecturer : je présume que, contrairement à l’écriveron anonyme, l’auteur établi, déjà à tu et à toi avec l’éditeur, a le privilège d’envoyer (pas soumettre, envoyer) son manuscrit sous forme d’un tapuscrit lourdement annoté, ou alors de cahiers remplis de pattes de mouche, voire d’un amas de feuilles volantes couvertes de gribouillages presque illisibles. On a tous vu des images de ce genre de manuscrit d’auteurs célèbres en se disant : coudonc, pourquoi pas envoyer sa poubelle de recyclage à l’éditeur tant qu’à faire. J’imagine les réviseur·zeuse·s travaillant à partir de ce matériau, disons, brut devoir carrément (re)composer le texte, récrire le truc, inventer des passages de toute pièce, bref, traduire ce torchon en un vrai manuscrit prêt pour le travail d’édition.
Ce n’est pas exactement le même processus pour l’écriveron anonyme. Les consignes de l’éditeur sont strictes et nombreuses ; on est prié de n’en déroger d’aucune manière au risque de voir son manuscrit rejeté sans ménagement ni lettre de refus. N’ayez pas le malheur de planter un adverbe dans le premier paragraphe ou d’utiliser par mégarde un interligne de 1,9 : il n’en faut pas plus pour que votre manuscrit longuement bichonné ne finisse avalé par une déchiqueteuse. Il faut donc s’appliquer.
Or, peut-être votre logiciel de traitement de texte favori n’est point l’omniprésent Word de l’hégémonique Microsoft ? Dommage. Vous devrez convertir votre manuscrit en format Word : c’est que les éditeurs semblent aussi accros à Microsoft qu’à la police Times 12 points. Mais voilà que votre logiciel de traitement de texte de prédilection ne sait pas créer un fichier Word selon les règles de l’art. D’accord, sous le menu Fichier, il y a bien une fonction d’exportation qui fait semblant de sauvegarder votre texte en format Word, mais celle-ci ne sait que produire un pudding typographique sans queue ni tête. Vous aurez d’autre choix que de vous farcir un travail de moine consistant à copier, puis à coller le texte dans un document vierge, puis à réappliquer à la mitaine tous les formats gossés avec amour au long des nombreux mois de rédaction et de révision de votre bébé. Ne désirant pas revivre ce fastidieux calvaire, vous devrez ensuite vous résigner à abandonner le fichier original de votre manuscrit et par le fait même l’utilisation de votre logiciel de traitement de texte favori, et vous vous retrouverez otage de Microsoft Word pour tout changement à venir. Contre votre volonté, votre manuscrit est soudain devenu ce fichier Word, dont il existera de nombreuses déclinaisons se conformant chacune aux caprices particuliers d’un éditeur.
Bien entendu, vous pouvez aussi choisir d’envoyer votre manuscrit à ces éditeurs de la vieille école qui exigent de le recevoir par courrier postal, imprimé sur des feuillets de papier. Il va sans dire que ce format vous obligera à vous plier à toute une série de nouvelles exigences spécifiques : dimension des pages, absence de reliure, pagination, etc. Mais quelle peut bien être la motivation d’un maillon de la chaîne du livre à refuser en 2022 les avancées technologiques qui permettent dorénavant — plus précisément depuis une bonne génération — l’expédition d’un document de texte, même de plusieurs dizaines de milliers de mots, par courriel en format numérique ? Vous imaginez volontiers un directeur de collection portant un veston de velours côtelé brun, des lunettes de cornes et des favoris, installé dans un cabinet de travail sombre et poussiéreux, aux murs tapissés de rayons ployant sous les volumes. Assis derrière un grand bureau de bois massif jonché de paperasse, il feuillette nerveusement un manuscrit dans le rai jaunâtre d’une lampe articulée. Il écrase le mégot de sa cigarette dans un cendrier débordant, soupire et, dans un geste théâtral, jette le manuscrit à la corbeille en s’écriant : « Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent, ouvrier estimé dans un art nécessaire, qu’écrivain du commun, et poète vulgaire. » Peut-être aussi choisirez-vous — par souci écologique ou par paresse — de vous en tenir à la soumission de manuscrits par courriel. À vous de voir.
Dans tous les cas, conformément aux règles du jeu établies par chaque maison d’édition, vous attendrez ensuite patiemment une réponse, positive ou négative, dans les trois à six mois, ou alors, passé ce délai, l’absence d’une réponse qui équivaut par défaut à un refus (à moins que le comité de lecture ait égaré votre manuscrit, vous n’en saurez jamais rien).
Puisque les probabilités jouent contre l’écriveron, puisque la maison d’édition a déjà un catalogue à promouvoir et qu’elle est déjà liée par contrat à une cohorte d’auteurs (voire de bons amis), pourquoi l’un et l’autre se donnent-ils tout ce mal ? Pourquoi tout ce cirque ?
La soumission de manuscrits est une loterie réciproque et les probabilités sont infinitésimales : il y a bien peu d’appelés et encore moins d’élus. L’écriveron s’y résout avec un mélange à parts égales de doute et de conviction, d’espoir et d’entêtement, un état étrange qui n’est pas répertorié dans le DSM, mais qui tient du masochisme et de l’état de contemplation de la sœur cloîtrée. Il est grand, le mystère de la foi.