Parler une autre langue est pour moi une chance, mais aussi une malédiction.
Je sais que je n’atteindrai jamais un niveau de compétences suffisant pour
exprimer ma pensée sans entraves, savoir utiliser les mots et les expressions
que commandent toutes les conversations et moduler les nivaux de langue à
loisir. L’anglais est la seule langue que je connaisse à part le français et,
bien que je puisse soutenir une conversation — dans les limites de mes
capacités intrinsèquement limitées au bavardage —, ça demeure ardu. J’arrive
le plus souvent à destination, mais non sans avoir hésité, titubé, trébuché.
Il m’arrive aussi de me perdre et de laisser la fin de la phrase en suspens ;
l’interlocuteur a parfois la bonté de la terminer pour moi.
*
À la sortie du restaurant.
— Il me semble avoir j’ai déjà vu le serveur quelque part.
— Ah. Il ne me disait rien. Tu l’aurais vu dans un autre resto ?
— Je suis presque certaine que c’est un comédien. Je l’ai peut-être vu à la
télé. Ou au théâtre.
— Tu aurais dû lui demander un autographe, pour vérifier.
*
J’ai fait récemment un bref voyage aux États-Unis pour le travail. Je me suis
fait demander par une New-Yorkaise d’origine vietnamienne : « Quel est donc
ton accent ? » Elle semblait déroutée par ma façon de parler anglais,
peut-être parce que je n’avais pas un fort accent français, sans doute parce
que j’utilisais des inflexions étranges, qui sont le fruit de toutes les
formes d’anglais, de tous les accents que j’ai entendus depuis mon plus jeune
âge et dont mon cerveau s’est imprégné. J’ai répondu que c’est l’accent d’un
Canadien français qui a appris l’anglais à l’école, qui le pratique pas ou peu
dans la vie de tous les jours et qui essaie depuis des décennies de le maîtriser aussi bien que possible.
Je ne saurais dire quel était l’accent de cette New-Yorkaise d’origine
vietnamienne. Disons un accent américain. New-yorkais, peut-être, allez
savoir. Elle a semblé satisfaite de ma réponse et m’a complimenté. J’ai
bafouillé une réponse un peu confuse, m’excusant de mon incompétence ou de ma
compétence relative.
*
À la sortie du théâtre.
— La petite blonde qui jouait la soubrette, elle te disait pas quelque chose ?
— La blonde avec les cheveux bouclés? Non, je la replace pas. Tu l’as vu dans
une série ?
— Il me semble qu’elle est serveuse. Au Bouillon Bilk, peut-être ?
— Je ne saurais dire. Comme tu sais, je ne suis pas physionomiste. Ni pour les
actrices ni pour les serveuses.
*
J’aurais pu ajouter que je pratique un anglais générique, sans âge, un anglais
nord-américain sans racines géographiques ou culturelles. Un anglais prudent,
qui évite les mots et les expressions peu connues, peu pratiquées,
potentiellement vulgaires, qui pourraient involontairement teinter mes propos.
Un anglais qui n’a pas le choix d’improviser la prononciation de certains
phonèmes, la position de l’accent tonique dans certains mots, un anglais qui
ne connaît pas bien l’air de la chanson. Enfin, j’aurais pu ajouter que c’est
l’anglais qui sort de la bouche du Québécois pratiquant au quotidien un
français à l’articulation molle, émaillé de diphtongues et de consonnes
affriquées.
J’aurais pu dire tout ça, mais ç’aurait été un peu fastidieux et je n’aurais
jamais su comment traduire phonème ou diphtongue, par
exemple. Alors, j’ai enchaîné sur la pluie et le beau temps. Je suis nul dans
le bavardage.