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Avant de me lancer ici dans une analyse de Mastodon, je dois d’abord expliquer
ma relation aux réseaux sociaux et en particulier à Twitter.
Mon usage des réseaux sociaux vise deux objectifs principaux :
(a) mobiliser des lecteurs pour mon blogue et pour mes écrits
numériques et (b) nourrir ma compulsion à consommer de l’information
(je suis ce qu’on appelait autrefois un
rat de bibliothèque). Disons qu’en termes informatiques, il serait
question d’input et d’output.
Je suis actif dans Twitter depuis 2010. Avec le temps, j’y ai rencontré des gens intéressants avec
lesquels j’ai créé des liens, mais ma motivation n’a jamais été de m’y
faire des amis, de jaser avec des inconnus, de faire partie d’une
#TeamQuelqueChose, de me faire remarquer par les vedettes, ou de tenter
d’inculquer mon mode de vie et mes idées à un maximum de personnes. L’aspect
social, d’accord, mais ce n’est pas ma motivation première (traitez-moi de
sauvage ou d’autiste tant que vous voulez).
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Les dernières années ont été difficiles pour Twitter. L’ère Trump,
l’agressivité croissante, le criage de nom, la présence toujours plus
envahissante de la publicité, le combat incessant contre le fil de messages
qui cherche à me présenter des choses que je n’ai pas demandé à voir, la
disparition de nombreux abonnés depuis quelques années (j’ai encore
officiellement plus de 1800 abonnés, mais je suis persuadé que ça
représente moins d’une centaine de comptes actifs). Le rachat par Elon Musk,
le plus milliardaire des mégalomanes, est, si je puis dire,
la douche froide qui a fait déborder le vase. Depuis,
je prépare mon départ de Twitter.
Il y a quelques jours, je me suis créé un compte dans Mastodon. Voici mes premières impressions.
Ce que j’aime de Mastodon
En gros, j’aime Mastodon parce que ça fonctionne. On y retrouve les
fonctions de base du microblogage, similaires à celles auxquelles on est
déjà habitué. Mastodon ne cherche pas à faire table rase et à réinventer
la roue et c’est très bien ainsi ; il est possible de suivre des
utilisateurs, de publier du contenu, de relayer celui des autres, etc.
En prime, l’utilisation est simple et transparente : un fil en ordre
chronologique, sans tripotage, sans publication intempestive, sans
publicité. Aussi, on peut modifier les messages après publication (j’ai
essayé et c’est très satisfaisant). Comme d’autres l’ont dit avant moi,
c’est un environnement reposant.
Ce dont je me fiche (un peu)
Ces derniers jours, il y a eu pas mal de commentaires au sujet du
fonctionnement de Mastodon, qu’il s’agisse de guides d’utilisation rédigés
par des enthousiastes de la plateforme ou d’articles de journalistes
néophytes qui tentent d’en comprendre les rouages. Je remarque qu’on fait
grand cas de certaines caractéristiques du réseau qui ne m’apparaissent
pas très importantes.
On insiste beaucoup sur l’architecture décentralisée. Certains semblent y
voir quelque chose de fondamentalement vertueux. En essayant de vulgariser
la chose, on se perd souvent dans des explications bien trop compliquées.
Il est sans doute utile de comprendre deux ou trois concepts qui
influencent le comportement de base du système, mais comme utilisateur néophyte, il n’est pas
nécessaire de devenir un spécialiste. C’est un réseau social, pas une
branche de la physique quantique.
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Ignorez les explications compliquées de ce genre |
Vous lirez souvent que chaque serveur est une communauté tissée serrée.
N’en croyez rien. Vous choisirez sans doute votre serveur un peu au hasard
au moment de votre inscription et vous n’y connaîtrez personne. Il est
plus important de se trouver sur un serveur fiable et performant que d’y
rechercher une communauté de pensée (tout de même, avant de vous inscrire,
lisez la politique de modération propre au serveur). J’ai vite compris
comment me connecter à n’importe qui, peu importe son serveur, comment
lire ses publications, voir quels sont ses abonnés, etc. J’utilise Mastodon en
me fichant pas mal du serveur de chaque utilisateur et je ne m’en porte
pas plus mal.
Autre sujet dans la même catégorie : les règles de bienséance (ce que
certains appellent la nétiquette). Je vois passer pas mal de messages dans
Mastodon pour expliquer aux petits nouveaux ce qu’il faut faire ou ne pas
faire. Lorsque je suis invité chez des gens pour la première fois, je n’ai
pas besoin qu’on me donne un manuel de bienséance : je me comporte avec
respect et humilité et bien que mes aptitudes sociales soient parfois un
peu limitées, en général, tout se passe bien. Mon conseil : ne vous en
faites pas et soyez bienveillant, tout simplement. Ensuite, à la longue,
vous découvrirez certains usages particuliers à Mastodon et vous déciderez ce
qui vous sied ou non. À date, les us et coutumes me semblent plutôt cool.
Et si dans six mois j’ai l’impression d’être prisonnier d’une secte, je
saurai bien prendre mes jambes à mon cou. Eugen Rochko, le développeur informatique principal de Mastodon écrivait d’ailleurs récemment : « People who are arriving now have as much right to be here and bring their own culture as the ones who came before them. »
Ce qui cloche
Dans le contexte où — je le rappelle —, je suis une éponge à
information et un aspirant écrivain, j’ai vite identifié deux grands
problèmes avec Mastodon : la rareté du contenu (de qualité) et
l’absence d’outil pour favoriser la découvrabilité.
Le contenu
À première vue, la rareté des comptes générateurs de contenu dans Mastodon
se fait sentir. Dans Mastodon, il y a bien peu de média d’information, de blogueurs,
d’artistes (qui écrivent et ne font pas que de la promotion),
d’intellectuels, de chroniqueurs, de journalistes, etc. C’est une force de
Twitter qui me manque ici, cette impression d’avoir accès à un fil RSS
presque infini dans lequel on peut puiser à loisir. Pour que j’y trouve
mon compte, il faudrait que ces joueurs viennent dans Mastodon. Il y a de
l’espoir : le nombre d’utilisateurs ne cesse d’augmenter et plusieurs personnes
auxquelles j’étais abonné dans Twitter se sont inscrites à Mastodon. Tout ce beau monde sera-t-il actif et y publiera-t-il du contenu ? Y aura-t-il encore de la vie dans Mastodon dans
quelques semaines ? L’histoire le dira.
Par ailleurs, je ne suis pas très optimiste quant à la présence future des
médias d’information dans Mastodon. Ces groupes (comme toutes les
entreprises) sont avides de données analytiques sur leur auditoire,
d’outils de publicité et d’optimisation du référencement (SEO), etc.
Mastodon n’offre pas ces capacités (c’est contraire à sa philosophie). Il
reste à espérer que des médias seront attirés par le lectorat présent dans
Mastodon, c’est-à-dire des usagers susceptibles de cliquer sur leurs
liens, de visiter leurs sites et d’ainsi générer des revenus. Pour les
producteurs de contenu à titre personnel (acteurs du milieu académique,
artistique et scientifique, blogueurs, etc.), l’analyse de l’auditoire et
la pub sont moins critiques ou ne s’appliquent généralement pas. Idem pour
les organismes publics, par exemple.
« Plus de gens en mangent parce qu’elles sont plus fraîches et
elles sont plus fraîches parce que plus de gens en mangent »
On verra si la masse critique et l’effet de réseau seront au rendez-vous.
Pour le moment, on n’y est pas encore. Je garde espoir.
La découvrabilité
J’ai vite constaté les limites des outils de recherche de Mastodon et par
conséquent les défis posés à la découvrabilité, ce qui frustre autant ma
soif de contenu que mon désir d’être lu.
Dans Mastodon, il n’existe pas de fonction de recherche globale dans le
texte des messages. Il est seulement possible de chercher dans les
mots-clics
(hashtags) et les noms d’utilisateurs. Étrangement, certaines
personnes tentent de retourner ce problème en bénéfice : on éviterait
ainsi que des usagers malveillants ne ciblent vos écrits ; on
explique qu’il faut privilégier le réseau direct d’amis à petite échelle
(un seul degré de séparation). Or, Mastodon n’est pas un club privé. Par
défaut, les messages sont publics (ils ont tous leur propre URL, comme
dans Twitter ou comme dans un blogue). Pour moi, ce genre de plateforme
est un corpus dans lequel on devrait pouvoir faire des recherches à
loisir. Événements, thèmes, personnes, titre de livre, etc. : je veux
pouvoir chercher ce qui m’intéresse, au-delà de ce que publient les
personnes auxquelles je suis abonné. Je veux trouver les contenus qui
m’intéressent et les gens qui ont des intérêts communs avec moi.
Les utilisateurs comprennent vite ces contraintes. Il en résulte un
déluge de mots-clics dans les messages. On voit aussi passer ces
messages de présentation où les utilisateurs font leur bio, accompagnée
d’une liste de mots-clics.
Je continue de me familiariser avec la plateforme, tentant de comprendre
comment promouvoir mes écrits et trouver des groupes d’utilisateurs
intéressants. J’ai découvert quelques listes thématiques d’utilisateurs.
Et jamais je n’ai autant inséré de hashtags dans mes messages. Ainsi
soit-il !
Une inquiétude
Je m’inquiète à moyen terme des performances du service. La vague récente de nouveaux utilisateurs a créé
une crise de croissance. En une dizaine de jours, environ un
demi-million d’utilisateurs se sont ajoutés. Nous sommes nombreux à
avoir connu divers problèmes de performance.
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Eugen est le créateur de Mastodon |
Que se passera-t-il si la population et le trafic se mettent à augmenter
exponentiellement ? Imaginez des dizaines de millions de nouveaux
utilisateurs. Imaginez un événement historique à portée mondiale qui est
commenté en temps réel par tout ce beau monde. Comment Mastodon
pourrait-il survivre à une telle croissance ? Est-ce que le modèle
décentralisé, les protocoles et les algorithmes actuels seront adéquats
avec des volumes ainsi décuplés, centuplés ? J’ai assez d’expérience
en informatique pour ne pas tenir tout ça pour acquis.
Les systèmes informatiques distribués et décentralisés ont des
avantages, mais aussi des inconvénients. Un de ceux-là est la variation
dans la qualité de service d’un serveur à l’autre et les défis de la
synchronisation en temps réel. Il y a eu sur mon serveur (mstdn.social) plusieurs épisodes de ralentissements, de retards dans la
synchronisation des messages, voire des plantages. L’administrateur
travaille manifestement d’arrache-pied (on l’en remercie) et les choses
semblent pour le moment sous contrôle.
Où j’en suis
En deux semaines, un certain nombre d’utilisateurs de Twitter ont
participé à la migration vers Mastodon. Quelques-uns ont déménagé leurs
pénates. D’autres avouent seulement s’y créer un compte « au cas
où ». La majorité de la (petite) twittosphère québécoise semble
cependant se satisfaire de jouer les figurants dans le mauvais film
réalisé par le
Grand Twit. Mastodon attirera-t-il encore bien
plus d’usagers qu’actuellement ? Il ne faut pas sous-estimer la force
d’inertie.
Twitter ne redeviendra pas un endroit dynamique et
accueillant. L’atmosphère y est devenue mortifère. Je m’y
ferai donc plus rare. Déjà, j’ai décidé de fermer mon
compte Twitter
@nanopoésie.
Je me retrouve avec une petite gang dans Mastodon. Je continue à écrire.
Je publie mes trucs dans une indifférence relative, ce qui ne me change
pas trop de Twitter. Je nourris mon blogue, je relaie automatiquement les liens de mes
billets dans tous les réseaux faisant partie de l’empire médiatique du
Machin à écrire. J’écris parfois de petits trucs dans Mastodon, des
microfictions, de la nanopoésie, un peu comme je le faisais à l’époque
de
la twittérature.
Dans Mastodon, je ne serai pas un usager muet. Et en bon rat de
bibliothèque toxicomane, je vais toujours rester à l’affût de texte à
lire, d’information à consommer, à sniffer, à m’injecter. Au plaisir de vous y retrouver.