Le début d’une histoire dépend du point de vue de celui qui la raconte.
Demandez au chasseur, demandez à Mère-grand, demandez au loup, demandez au
Petit Chaperon rouge. Certains diront que cette histoire qui nous intéresse
s’est mise en branle des mois avant, mais pour vous, ça commence en mars 2020.
Les événements sont connus et récents ; ils ont été vécus, racontés, répétés
de toutes les manières. Aujourd’hui, pourtant, vous ne pouvez vous empêcher de
les évoquer à votre tour.
Mars 2020 : c’est le printemps, mais ce n’est pas tant la saison de l’espoir
et du renouveau que celle de l’inquiétude. Le ciel s’obscurcit alors que,
poussé par une rumeur persistante venue d’Orient et des vieux pays, un nuage
noir s’installe. Les données factuelles arrivent d’abord au compte-gouttes,
mais la gravité de la situation est indéniable. Vous avez entendu les
épouvantables récits relayés par les médias d’information, des histoires qui
se multiplient, de plus en plus fréquentes, de plus en plus proches. C’est une
maladie respiratoire, encore. Une espèce de pneumonie mortelle, virulente. Des
gens qui s’étouffent dans leurs sécrétions, qui perdent le souffle, des morts
par centaines, des hôpitaux bondés. Les cadavres s’empilent, les morgues
débordent. Tout ça à cause d’un virus. Un coronavirus. Son nom : SARS-CoV-2.
La version revue et améliorée du microbe responsable du Syndrome respiratoire
aigu sévère (SRAS) du début des années 2000. C’est en mars 2020 que le
gouvernement québécois déclare l’urgence sanitaire et annonce les premières
mesures de contrôle, notamment que
« les organisations doivent annuler tous les rassemblements intérieurs de
plus de 250 personnes ou qui ne sont pas nécessaires, pour les 30 prochains
jours ». Votre vie vient de basculer.
Vous avez de la chance : vous faites un travail de bureau et votre employeur
agit de façon exemplaire. Mieux : vous êtes déjà équipé d’un ordinateur
portable corporatif et de tous les logiciels et de tous les accès nécessaires
à votre travail. Vous abandonnez votre bureau du centre-ville et vous vous
installez à la maison pour poursuivre vos activités professionnelles.
Bien que quinquagénaire, votre santé est bonne. Vous ne faites pas partie d’un
groupe à risque.
Alors que les cas se multiplient et que les choses se compliquent, le
gouvernement annonce sur une base régulière de nouvelles mesures visant à
limiter la propagation de ce virus encore méconnu. La société doit s’adapter,
se réorganiser, vivre des conséquences lourdes : les établissements qui
ferment, les entreprises qui se réorganisent et qui font des mises à pied, les
activités humaines qui dépendent soudain des communications numériques, de
l’informatique et de l’internet. Pour vous, la situation n’est pas
particulièrement compliquée : vous vivez en couple, vous n’avez pas d’enfants,
vous avez un bon salaire, un emploi. Vous êtes équipé de tous les outils
numériques modernes. Vous êtes d’un naturel introverti. Il y a tout de même
des inconvénients au confinement et aux mesures sanitaires, et la vie à
Montréal devient vite stressante : la densité de la population y est grande,
l’espace de vie, réduit ; au gré des craintes pandémiques se développe dans la
population la peur de l’autre. Et partout, des files d’attente se forment
devant les rares commerces toujours ouverts. Malgré tout, pour vous, la vie
continue.
Vous vous faites une raison. Et vous faites vos devoirs. Vous écoutez
religieusement les conférences de presse quotidiennes. Vous vous infligez une
formation autodidacte accélérée en épidémiologie et en virologie. Vous
compulsez avec avidité toutes les statistiques disponibles. Vous appréciez les
avantages de l’échelle logarithmique pour mieux percevoir les variations d’une
série exponentielle. Vous découvrez le concept de vague, cette période
de propagation soudaine du virus, accompagnée d’un accroissement vertigineux
du nombre de cas et de la mortalité, jusqu’à atteindre un sommet. Vous
comprenez vite que le biorythme de la population — et donc le vôtre — suit
comme une ombre inversée la courbe de ces fameuses vagues. Après une période
de doute, vous finissez par accepter que le masque médical est efficace
et utile. Les mesures de confinement sont de plus en plus drastiques, vous
vous y pliez de bonne grâce. C’est pour sauver mémé, c’est pour se sauver
soi-même. Le gouvernement met en place des paliers d’alerte régionaux basés
sur un code de couleur — vert, jaune, orange et rouge — et les déplacements
d’un secteur à l’autre sont contrôlés par des barrages policiers.
Et de mois en mois, de vague en vague, de variant en variant, de déconfinement
en reconfinement, l’épidémie suit son cours ; le virus ne s’essouffle pas.
Vous profitez des étés pour socialiser à l’extérieur, pour faire du tourisme
de proximité. Vous tendez votre bras chaque fois qu’un vaccin est offert et
vous cumulez bientôt quatre doses. Vous vous désolez lorsque vos compatriotes
ne semblent pas avoir d’enthousiasme pour la vaccination. Vous vous procurez
des kits de tests rapides permettant de réaliser un autodiagnostic à la maison
en cas de symptômes. Vous n’hésitez pas à critiquer la stratégie de déni et de
démission que développe le gouvernement provincial ; les élections sont
imminentes et il devient évident que les consultants en relation publique ont
pris le contrôle de l’exécutif : on cesse de suivre la transmission du virus,
on publie un minimum de statistiques se limitant essentiellement aux
paramètres hospitaliers et de mortalité, on élimine toutes les mesures
sanitaires obligatoires. On invite les gens à « vivre avec le virus », mais,
surtout, on ne parle plus de prévention, puis on ne parle plus du tout de la
pandémie. C’est l’inverse de crier au loup : si on ne parle plus du loup, le
danger disparaît. Le truc fonctionne à merveille et aux élections le parti au
pouvoir est réélu haut la main.
*
Voilà où vous en étiez il y a quelques jours à peine. Presque tous vos
proches, presque tous vos collègues de bureau ont contracté au moins une fois
la COVID-19. Vous étiez ce fantassin béni de retour d’un énième tour au front,
toujours vivant, même jamais blessé. Deux ans et demi à éviter l’inévitable,
deux ans et demi à s’encabaner, deux ans et demi à porter le masque en public,
deux ans et demi à refuser des invitations, deux ans et demi à prendre des
risques calculés. Vous n’avez pourtant rien d’un hypocondriaque. Vous faites
partie de cette minorité chanceuse, certes, mais réaliste et prudente. Ces
derniers temps, il ne vous semble pas avoir relevé votre garde ; l’inéluctable
vient pourtant de se produire : SARS-CoV-2 a réussi à se faufiler dans votre
foyer. Ça commence par votre tendre moitié qui manifeste des symptômes du
rhume, lesquels évoluent rapidement. Le lendemain, le petit kit de chimie
amusante le confirme : c’est la COVID-19. Vous savez qu’il est trop tard pour
vous en sauver : l’air de l’appartement est sans doute chargé de virus depuis
plusieurs jours.
Trente-six heures plus tard, vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même : vous
émergez d’une longue nuit à grelotter, le teint gris, les batteries à plat,
avec l’impression que des millions de nanorobots armés de petits ciseaux vous
ont tailladé la gorge. Ce matin, c’est votre tour de découvrir une petite
ligne sur le buvard vis-à-vis la lettre T du test rapide : ça veut dire
positif en langue de biochimiste.
Vous passez les journées suivantes à l’horizontale, dans un état
semi-comateux. Votre gorge va de mal en pis et vous ne pouvez plus avaler que
de la nourriture molle : œufs brouillés, potage, yoghourt. Vous vous
abandonnez à de longues siestes à toute heure du jour. Par bonheur, le dernier
roman de Patrick Nicol (J’étais juste à côté, le Quartanier) vient de
paraître et vous tient compagnie. Voilà des mois que vous ingérez chaque
miette d’information qui circule sur cette maudite maladie, autant dire que
vous êtes devenu un expert, et lorsque la lecture vous épuise, vous posez
votre livre, fermez les yeux et laissez votre esprit imaginer la bataille qui
fait rage dans votre organisme : le coronavirus qui fait la fête dans vos
voies respiratoires, qui migre vers des sites secondaires — votre système
digestif, votre cœur, vos reins, votre cerveau — pour s’y cloner de plus
belle, vos pauvres globules blancs débordés, incapables de prendre le dessus
devant l’envahisseur, les cellules de vos organes qui agonisent après avoir
été possédées par le malin. De mémoire, vous faites l’inventaire des séquelles
qui vous attendent : l’anosmie, les lésions irréversibles, le souffle court,
la COVID longue, la COVID triste et quoi encore.
Les nuits se suivent, tempétueuses. Vous sommeillez par à-coup, vous vous
réveillez en nage, la gorge sèche. Vous avalez des cachets d’acétaminophène de
travers. Vous êtes pris de quintes de toux et sucez des pastilles en espérant
un sommeil réparateur qui ne viendra pas, ce qui vous donne tout le temps de
produire de la bile en vous remémorant le film de la révolte libertarienne, les convois de camions tonitruants, les caravanes de pick-ups fâchés
qui convergent des quatre coins du Québec y compris de la Bauce, la meute
bigarrée des complotistes, des illuminés, des sympathisants d’extrême droite,
des quidams crédules et généralement mal informés. Ils se massent, ils
klaxonnent, ils portent des casquettes promotionnelles, on ne comprend pas
bien leurs revendications, mais ils beuglent et brandissent des pancartes
illisibles. Ils en ont gros sur le cœur, contre les mesures préventives
liberticides, contre le masque qui les empêche de respirer, contre les
vaccins malintentionnés, contre les autorités corrompues, contre les médias
biaisés, contre le narratif, contre le système, quel qu’il soit. Vous
comptez les moutons complotistes et ça finit par vous hypnotiser. Le sommeil
vous gagne enfin.
*
Après quelques jours, votre fièvre est tombée. Votre pharynx va mieux et vous
pouvez enfin recommencer à vous nourrir normalement. Vous reprenez vos activités professionnelles, c’est-à-dire que, installé en pyjama devant un ordinateur, vous composez des
bouts de texte en jargon corporatif et discutez par vidéoconférence avec des
collègues ; pas de quoi se plaindre. Vous n’avez pas frôlé la mort, tant s’en
faut. Cette infection s’est avérée un désagrément d’assez courte durée.
Après deux semaines, votre
toux persiste et vous n’avez pas retrouvé votre énergie. Rien
d’inquiétant a priori. Vous êtes un privilégié de la société. Il faut être résilient. Il faut garder le moral.
Selon les autorités de santé publique, le Québec n’est pas (encore) dans une huitième vague. Les urgences sont pleines à craquer. Les écoles ne sont pas mieux aérées
qu’avant. Presque plus personne ne porte le masque dans les lieux publics. Tout le monde est passé à autre chose. Vous apprenez dans les
journaux que de nouveaux variants émergent en Europe et en Asie. L’automne vient à peine de commencer.
On ne connaît pas la fin de l’histoire. Il n’y a pas de morale. Vous toussez un petit coup, puis vous vous dites en grimaçant que, sans doute, « ça va bien aller ».