(Extrait du segment Un dimanche avec Monique Simard
de l’émission Dessine-moi un été diffusée sur la Première chaîne de Radio-Canada le 24 juillet 2022.)
Monique Simard : « Je m’amuse tout le temps à regarder dans l’autobus ou dans
le métro ou ailleurs, chacun est sur son téléphone, personne regarde l’autre,
comment se comporte l’autre ; personne parle à son voisin. Moi, je me souviens,
j’ai souvent pris l’autobus pour aller à Québec ou ailleurs, tu t’assoies à
côté de quelqu’un pendant trois ou quatre heures, tu parles avec. Mais
aujourd’hui, t’as pas besoin de parler, t’es sur ton téléphone, pis tu fais
ton affaire, pis l’autre non plus, il veut pas te parler. »
Catherine Perrin : « Donc, on est de plus en plus isolés. »
Monique Simard : « Les gens sont isolés. »
*
La question se pose : où s’en va le monde ? Chaque jour, partout, tout le
temps, on constate l’aliénation technologique qui afflige l’humanité. On
observe avec consternation les usagers du métro ou de l’autobus penchés sur
leur téléphone, tous sans exception, chacun prisonnier de sa bulle, de son
nombril et, se doute-t-on, de ses angoisses. Personne ne se parle. Les gens
sont isolés. Jour après jour, ils s’isolent davantage, absorbés par leurs
appareils, avalés par les écrans lumineux. On le dit et on le répète : ce
n’était pas comme ça, avant.
Les plus vieux se souviennent de cette époque bénie où nous ne vivions pas
sous le joug de ces satanés écrans. Jadis, on montait dans le trolleybus et,
au moment où on glissait un ticket dans la fente de la boîte de perception, le
chauffeur, guilleret, nous accueillait avec un large sourire : « Bonjour,
monsieur Guay, comment va la sciatique aujourd’hui ?
— Salut mon bon Gratien, répondait-on avec un air espiègle, c’est un peu moins
pire qu’hier, mais tu sais bien que le jour où je ne sentirai plus ma
sciatique, c’est que je serai mort. »
Gratien s’esclaffait, embrayait en première et on s’engageait dans l’allée du
trolleybus, en tentant de maintenir notre équilibre.
On saluait madame Goupil qui lisait une histoire à son plus jeune, à qui en
passant on pinçait la joue affectueusement. Progressant dans l’allée, on
visait monsieur Cadorette en pleine discussion avec son voisin de banquette,
un gros homme pourvu d’abondants favoris. « Tu viendras pas me faire accroire
qu’Adélard Godbout était pas dans le patronage jusqu’au cou ! », s’écriait-il.
On faisait une courte pause à leur hauteur et, l’index en l’air, on se
permettait d’ajouter notre grain de sel à leur débat : « Voilà donc où on est
rendu, monsieur Cadorette : la vertu en politique se mesure par la relative
absence de corruption ». On n’attendait pas la réplique et on poursuivait
notre chemin. Derrière les deux hommes, on ne pouvait pas ne pas remarquer le
couple de jeunes à peine adultes qui s’embrassaient à l’envi, tout absorbés
par leurs langues et d’autres parties de leur anatomie. On lançait un clin
d’œil entendu à la dame de l’autre côté du passage qui les fixait avec une
moue indignée.
On débouchait ensuite dans la zone où, sur le tiers de sa longueur, de longues
banquettes bordaient les murs du bus parallèlement à sa course. On y
découvrait un ouvrier en bleu de travail qui devisait avec un grand jack vêtu
d’un complet de tweed, une mallette à ses pieds. On les saluait d’un hochement
de tête. Après, trois dames bavardaient avec animation : il s’agissait de
Gisèle Duhamel dans son uniforme d’infirmière, de madame Réal Pouliot, mère de
six enfants, et d’une femme anonyme de forte taille qui tenait contre ses
grosses cuisses un minuscule chien. En arrivant à leur hauteur, on relevait le
bord de notre couvre-chef pour leur donner le bonjour. Plus loin, un type au
long cou portait un manteau dont il manquait manifestement un bouton.
Et c’est lorsqu’on atteignait l’arrière du bus qu’une puissante musique de big
band envahissait l’espace tandis que, d’un mouvement de hanche empreint de
théâtralité, on pivotait sur nos pieds en écartant les bras, et qu’on se
mettait à chanter à haute voix les premiers vers du premier couplet :
« Il est sept heures du matinS’éveille tranquillement pas viteUne poignée de CanayensDont l’âme et le cœur palpitent »
Les soleil levant faisaient comme des spots puissants par les carreaux et le
bus avait soudain l’air deux fois plus grand que nature. L’infirmière et
l’homme à la mallette bondissaient et, exécutant une chorégraphie précise,
contournaient les passagers debout dans l’allée en enchaînant à l’unisson :
« La chanson du quotidienChaque jour est réécriteLe long de la rue BeaubienDans le trolleybus dix-huit »
On remontait le passage central en direction de l’avant du bus en interprétant
la mélodie avec fougue, accompagné du chœur des autres usagers. Les rayons du
soleil semblaient soudain converger sur le chauffeur qui, embouchant une
trompette sortie d’on ne savait où, se lançait dans un solo endiablé. Portés
par le rythme, les passagers dansaient avec frénésie dans un synchronisme
parfait, s’aidant des barres de soutien chromées, sautant, virevoltant. Le
solo de trompette terminé, tout le monde se tenait immobile, les bras en croix
pour entonner en chœur le refrain final, qui se terminait dans une apothéose
chorale.
*
Mais peut-être que ça ne se passait pas exactement de cette manière. Cette
époque est si lointaine, les souvenirs sont vagues.
Il est possible que, les yeux collés, nous montions dans le trolleybus et que
nous insérions notre billet dans la boîte de perception en effleurant d’un œil
impassible l’air bête du chauffeur qui passait en première sans même faire
attention à notre présence, enveloppé qu’il était dans le babillage nasillard
émis par un récepteur AM. Ballotté comme dans une barque en pleine tempête,
nous titubions ensuite vers l’arrière du véhicule en considérant les autres
passagers ; par les fenêtres, une lumière blafarde se déversait sur leurs
traits abattus. Première rangée, une dame à l’air sévère était penchée sur son
tricot. Assis à ses côtés, un petit garçon se décrottait le nez avec
application. Deux types partageaient le banc suivant, chacun caché derrière
les pages d’un journal grand ouvert : l’un lisait Le Bulletin des
agriculteurs, l’autre Le Front ouvrier. Rangée suivante, notre regard las
glissait sur une jeune femme le front collé à la paroi de la fenêtre qui
regardait le décor défiler, perdue dans ses pensées. Un jeune homme installé
près d’elle dodelinait la tête les yeux fermés en portant à son oreille un
petit transistor.
Après, nous débouchions dans cet espace où des banquettes couraient le long du
mur du trolleybus et où gisaient les corps d’un autre groupe de naufragés du
petit matin. Nous y constations la présence d’un ouvrier en bleu de travail
qui cognait des clous, ce qui semblait importuner son voisin, un échalas en
veston-cravate muni d’un crayon à mine, affairé à résoudre le mot croisé d’un
journal plié en quatre. Nous jetions un œil distrait à trois femmes : une
infirmière qui fumait mélancoliquement une cigarette, une petite vieille qui
égrenait un chapelet en marmonnant et une bacaisse dans la lune qui retenait
de force sur ses genoux un cabot bas sur pattes. Au bout de la banquette, un
type au long cou coiffé d’un chapeau mou semblait se fâcher contre le voyageur
debout devant lui ; il se levait précipitamment et allait s’installer plus
loin.
Nous atteignions enfin l’arrière du bus et, apercevant une place libre, nous
nous coincions les fesses entre deux inconnus en soupirant. Nous retirions de
la poche de notre veste un roman écorné — Camus, L’Étranger — dans lequel nous
nous plongions, pour oublier la proximité des passagers autour, pour oublier
même qu’on se trouvait dans ce satané trolleybus en direction du boulot.
*
On ne sait trop comment les choses se présentaient, autrefois. D’ailleurs, qui
se rappelle que des trolleybus ont circulé dans les rues de Montréal de 1937 à
1966 ? Le temps passe, on vieillit, on oublie. On se fait des idées. Il n’y a
qu’une seule certitude : en ce temps-là, il n’y avait ni écrans ni téléphones.
Par contre, les gens ne nouaient pas forcément des amitiés avec leurs voisins,
rares étaient ceux qui connaissaient le nom de la dame du dépanneur, personne
ne discutait avec les quidams qui attendaient dans la file à l’arrêt de bus.
Il n’est pas impossible qu’existait déjà cette bulle dans laquelle nous nous
réfugions lorsqu’il ne se passe rien de spécial. Allez savoir.
Je ne suis plus jeune. J’ai des cheveux gris. J’ai connu la vie avant les
écrans. Je me souviens, quand je prenais l’autobus pour aller à Québec ou
ailleurs et qu’une personne s’installait à la place voisine, j’espérais
secrètement qu’elle ne fût pas du genre à engager la conversation et à me
prendre en otage pendant les trois ou quatre heures que durerait le voyage.
Écrans ou pas, chacun ses préférences.