2 octobre 2022

C’était avant les écrans

(Extrait du segment Un dimanche avec Monique Simard de l’émission Dessine-moi un été diffusée sur la Première chaîne de Radio-Canada le 24 juillet 2022.)

Monique Simard : « Je m’amuse tout le temps à regarder dans l’autobus ou dans le métro ou ailleurs, chacun est sur son téléphone, personne regarde l’autre, comment se comporte l’autre ; personne parle à son voisin. Moi, je me souviens, j’ai souvent pris l’autobus pour aller à Québec ou ailleurs, tu t’assoies à côté de quelqu’un pendant trois ou quatre heures, tu parles avec. Mais aujourd’hui, t’as pas besoin de parler, t’es sur ton téléphone, pis tu fais ton affaire, pis l’autre non plus, il veut pas te parler. »

Catherine Perrin : « Donc, on est de plus en plus isolés. »

Monique Simard : « Les gens sont isolés. »



*



La question se pose : où s’en va le monde ? Chaque jour, partout, tout le temps, on constate l’aliénation technologique qui afflige l’humanité. On observe avec consternation les usagers du métro ou de l’autobus penchés sur leur téléphone, tous sans exception, chacun prisonnier de sa bulle, de son nombril et, se doute-t-on, de ses angoisses. Personne ne se parle. Les gens sont isolés. Jour après jour, ils s’isolent davantage, absorbés par leurs appareils, avalés par les écrans lumineux. On le dit et on le répète : ce n’était pas comme ça, avant.

Les plus vieux se souviennent de cette époque bénie où nous ne vivions pas sous le joug de ces satanés écrans. Jadis, on montait dans le trolleybus et, au moment où on glissait un ticket dans la fente de la boîte de perception, le chauffeur, guilleret, nous accueillait avec un large sourire : « Bonjour, monsieur Guay, comment va la sciatique aujourd’hui ?
— Salut mon bon Gratien, répondait-on avec un air espiègle, c’est un peu moins pire qu’hier, mais tu sais bien que le jour où je ne sentirai plus ma sciatique, c’est que je serai mort. »

Gratien s’esclaffait, embrayait en première et on s’engageait dans l’allée du trolleybus, en tentant de maintenir notre équilibre.

On saluait madame Goupil qui lisait une histoire à son plus jeune, à qui en passant on pinçait la joue affectueusement. Progressant dans l’allée, on visait monsieur Cadorette en pleine discussion avec son voisin de banquette, un gros homme pourvu d’abondants favoris. « Tu viendras pas me faire accroire qu’Adélard Godbout était pas dans le patronage jusqu’au cou ! », s’écriait-il. On faisait une courte pause à leur hauteur et, l’index en l’air, on se permettait d’ajouter notre grain de sel à leur débat : « Voilà donc où on est rendu, monsieur Cadorette : la vertu en politique se mesure par la relative absence de corruption ». On n’attendait pas la réplique et on poursuivait notre chemin. Derrière les deux hommes, on ne pouvait pas ne pas remarquer le couple de jeunes à peine adultes qui s’embrassaient à l’envi, tout absorbés par leurs langues et d’autres parties de leur anatomie. On lançait un clin d’œil entendu à la dame de l’autre côté du passage qui les fixait avec une moue indignée.

On débouchait ensuite dans la zone où, sur le tiers de sa longueur, de longues banquettes bordaient les murs du bus parallèlement à sa course. On y découvrait un ouvrier en bleu de travail qui devisait avec un grand jack vêtu d’un complet de tweed, une mallette à ses pieds. On les saluait d’un hochement de tête. Après, trois dames bavardaient avec animation : il s’agissait de Gisèle Duhamel dans son uniforme d’infirmière, de madame Réal Pouliot, mère de six enfants, et d’une femme anonyme de forte taille qui tenait contre ses grosses cuisses un minuscule chien. En arrivant à leur hauteur, on relevait le bord de notre couvre-chef pour leur donner le bonjour. Plus loin, un type au long cou portait un manteau dont il manquait manifestement un bouton.

Et c’est lorsqu’on atteignait l’arrière du bus qu’une puissante musique de big band envahissait l’espace tandis que, d’un mouvement de hanche empreint de théâtralité, on pivotait sur nos pieds en écartant les bras, et qu’on se mettait à chanter à haute voix les premiers vers du premier couplet :

« Il est sept heures du matin
S’éveille tranquillement pas vite
Une poignée de Canayens
Dont l’âme et le cœur palpitent »

Les soleil levant faisaient comme des spots puissants par les carreaux et le bus avait soudain l’air deux fois plus grand que nature. L’infirmière et l’homme à la mallette bondissaient et, exécutant une chorégraphie précise, contournaient les passagers debout dans l’allée en enchaînant à l’unisson :

« La chanson du quotidien
Chaque jour est réécrite
Le long de la rue Beaubien
Dans le trolleybus dix-huit »

On remontait le passage central en direction de l’avant du bus en interprétant la mélodie avec fougue, accompagné du chœur des autres usagers. Les rayons du soleil semblaient soudain converger sur le chauffeur qui, embouchant une trompette sortie d’on ne savait où, se lançait dans un solo endiablé. Portés par le rythme, les passagers dansaient avec frénésie dans un synchronisme parfait, s’aidant des barres de soutien chromées, sautant, virevoltant. Le solo de trompette terminé, tout le monde se tenait immobile, les bras en croix pour entonner en chœur le refrain final, qui se terminait dans une apothéose chorale.



*



Mais peut-être que ça ne se passait pas exactement de cette manière. Cette époque est si lointaine, les souvenirs sont vagues.

Il est possible que, les yeux collés, nous montions dans le trolleybus et que nous insérions notre billet dans la boîte de perception en effleurant d’un œil impassible l’air bête du chauffeur qui passait en première sans même faire attention à notre présence, enveloppé qu’il était dans le babillage nasillard émis par un récepteur AM. Ballotté comme dans une barque en pleine tempête, nous titubions ensuite vers l’arrière du véhicule en considérant les autres passagers ; par les fenêtres, une lumière blafarde se déversait sur leurs traits abattus. Première rangée, une dame à l’air sévère était penchée sur son tricot. Assis à ses côtés, un petit garçon se décrottait le nez avec application. Deux types partageaient le banc suivant, chacun caché derrière les pages d’un journal grand ouvert : l’un lisait Le Bulletin des agriculteurs, l’autre Le Front ouvrier. Rangée suivante, notre regard las glissait sur une jeune femme le front collé à la paroi de la fenêtre qui regardait le décor défiler, perdue dans ses pensées. Un jeune homme installé près d’elle dodelinait la tête les yeux fermés en portant à son oreille un petit transistor.

Après, nous débouchions dans cet espace où des banquettes couraient le long du mur du trolleybus et où gisaient les corps d’un autre groupe de naufragés du petit matin. Nous y constations la présence d’un ouvrier en bleu de travail qui cognait des clous, ce qui semblait importuner son voisin, un échalas en veston-cravate muni d’un crayon à mine, affairé à résoudre le mot croisé d’un journal plié en quatre. Nous jetions un œil distrait à trois femmes : une infirmière qui fumait mélancoliquement une cigarette, une petite vieille qui égrenait un chapelet en marmonnant et une bacaisse dans la lune qui retenait de force sur ses genoux un cabot bas sur pattes. Au bout de la banquette, un type au long cou coiffé d’un chapeau mou semblait se fâcher contre le voyageur debout devant lui ; il se levait précipitamment et allait s’installer plus loin.

Nous atteignions enfin l’arrière du bus et, apercevant une place libre, nous nous coincions les fesses entre deux inconnus en soupirant. Nous retirions de la poche de notre veste un roman écorné — Camus, L’Étranger — dans lequel nous nous plongions, pour oublier la proximité des passagers autour, pour oublier même qu’on se trouvait dans ce satané trolleybus en direction du boulot.



*



On ne sait trop comment les choses se présentaient, autrefois. D’ailleurs, qui se rappelle que des trolleybus ont circulé dans les rues de Montréal de 1937 à 1966 ? Le temps passe, on vieillit, on oublie. On se fait des idées. Il n’y a qu’une seule certitude : en ce temps-là, il n’y avait ni écrans ni téléphones. Par contre, les gens ne nouaient pas forcément des amitiés avec leurs voisins, rares étaient ceux qui connaissaient le nom de la dame du dépanneur, personne ne discutait avec les quidams qui attendaient dans la file à l’arrêt de bus. Il n’est pas impossible qu’existait déjà cette bulle dans laquelle nous nous réfugions lorsqu’il ne se passe rien de spécial. Allez savoir.

Je ne suis plus jeune. J’ai des cheveux gris. J’ai connu la vie avant les écrans. Je me souviens, quand je prenais l’autobus pour aller à Québec ou ailleurs et qu’une personne s’installait à la place voisine, j’espérais secrètement qu’elle ne fût pas du genre à engager la conversation et à me prendre en otage pendant les trois ou quatre heures que durerait le voyage. Écrans ou pas, chacun ses préférences.