16 septembre 2022

Notes madelinotes

[Vacances aux Îles de la Madeleine, septembre 2022.]





Charles nous envoie un courriel expliquant comment récupérer la voiture et accéder à la maison. Le message est constitué d’un unique paragraphe de 200 mots sans aucune ponctuation. On dirait un hommage à Marie-Claire Blais.


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Il y a plusieurs façons de se rendre aux Îles de la Madeleine à partir de Montréal.

On peut d’abord rouler jusqu’à Souris, ville portuaire de l’Île-du-Prince-Édouard (une ballade automobile de 1 200 km), où l’on embarque dans un traversier opéré par la Coopérative de transport maritime et aérien (CTMA) madelinienne. La traversée jusqu’à Cap-aux-Meules ajoutera un petit cinq heures au voyage. Appelons ça un périple.

En saison, et lorsque l’humanité n’est pas frappée par une pandémie de COVID-19, on peut se payer le luxe (?) d’une croisière sur le fleuve Saint-Laurent. De Montréal, le bateau navigue une journée et demie pour rejoindre Cap-aux-Meules. Le voyage est agrémenté (?) d’un repas gastronomique et d’animations sur le thème des Îles. Cette croisière n’est pas disponible cette année et de toute façon ce genre de formule n’est pas trop notre tasse de thé.

Enfin, pour les gens pressés (disons), il y a l’avion. Cette option s’avérait d’autant plus attrayante pour nous que le ministère des Transports du Québec lançait cette année un programme post-COVID (notre gouvernement provincial croit depuis un bon moment que la pandémie est terminée) d’aide à l’industrie touristique québécoise qui permet aux compagnies aériennes d’offrir des billets à tarif réduit vers les régions dites éloignées, mais néanmoins d’ici. C’est donc cette voie, aérienne, que nous décidâmes d’emprunter.

Le rabais gouvernemental s’avérait significatif, mais imposait quelques contraintes. D’abord, une classe de billet inférieure (aucune annulation possible, etc.), ce qui est de bonne guerre. Ensuite, un itinéraire comportant, à partir de Montréal (YUL), deux escales, Québec (YQB) et Gaspé (YGP), avec comme conséquence d’étirer un peu beaucoup le plaisir. Les choses se compliquent lorsque, une semaine avant le départ, on nous informe d’un changement à l’horaire du vol, qui partira deux heures plus tard qu’initialement prévu. Le jour du départ, le vol est encore retardé d’une heure trente, pour des problèmes de manutention de bagages. C’est donc dire que le petit avion a fini par se poser aux Îles de la Madeleine (YGR) passé 22 heures. Pour rejoindre la maison de location, nous avons ensuite dû rouler une grosse demi-heure dans la nuit noire au volant de notre minoune de location. Appelons ça un périple.


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Oui, les Îles font bel et bien partie du Québec, mais ici, on vit quand même « une heure plus tard dans les Maritimes ».


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Plus loin dans la baie face à la maison de location, derrière une longue langue de terre qui s’avance, une demi-douzaine de grands cerfs-volants multicolores en forme de bananes, ressemblant à ceux qu’on utilise pour le parapente. Les voiles avancent, pivotent, se croisent dans le ciel. À la surface de l’eau, des formes noires filent. Avec le vélo et la randonnée, le sport à la mode aux Îles est la planche aérotractée. En anglais, on dit kitesurf ou kiteboard. Le Grand Dictionnaire terminologique de l’OQLF propose quatre termes français pour ce sport extrême : planche aérotractée, surf aérotracté, surf cerf-volant, planche volante. Wikipédia en ajoute une couche : glisse aérotractée, surf cerf-volant, glisse aérotractée nautique et flysurf (un faux anglicisme comme la France en a le secret). Sur plusieurs plages autour des îles, on voit des regroupements de voitures, de fourgonnettes et d’autocaravanes, et les voiles qui vont et viennent dans le ciel. Plusieurs entreprises des Îles proposent la location d’équipement, des cours d’introduction, et la pratique supervisée.

Pendant ce temps, la planche à voile ramasse la poussière dans le placard de la ringardise.


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Un cours d’initiation à la planche aérotractée ? Vous voulez rire ! Pépé passe évidemment son tour. Il ne pratique pas ces sports extrêmes, ce n’est pas de son âge. Il ira faire son petit jogging avant souper et se couchera tôt.


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Le lendemain matin, le temps est calme et ensoleillé. Selon Environnement Canada, le vent ne souffle qu’à 8 km/h. Aucun cerf-volant dans la baie.


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À la fin de l’après-midi, je suis installé dans un fauteuil Adirondack sur la galerie du chalet, face à la baie qui s’appelle officiellement l’étang du Sable. L’azur se dissout dans l’eau, parfaitement calme. Le vent s’est mué en brise fraîche. Sur l’horizon, l’île d’Entrée ne bouge pas d’un poil. Des palmipèdes flottent ici et là, trop loin pour que je puisse les identifier ; des goélands, des plongeons catmarins, sans doute. J’entends le cri lointain et inopiné d’un coq. Un grand héron survole lourdement la rive et se pose au faîte d’un pin rabougri. Un petit voilier passe avec indolence. Les ombres s’allongent, il commence à faire frais. Je rentre.


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Chaise Adirondack, galerie, matinée ensoleillée, mais nuageuse. Cette baie qui est un étang serait-elle un barachois ? Le vent a-t-il tourné depuis hier ? Souffle-t-il par ici toujours dans la même direction ? Le matin, le soleil se lève toujours à l’est, sans doute. On jurerait que le profil de l’île d’Entrée demeure invariablement à la même place sur l’horizon. Ce matin, une coureuse matinale (surtout pour moi qui suis décalé d’une heure) trottait dans le chemin devant le chalet. Passe-t-elle à cette heure matinale chaque matin ? Selon une indication dans la cuisine, c’est jour des ordures aujourd’hui. Les poubelles se trouvent sur le bord du chemin ; les éboueurs viendront-ils bel et bien les vider de leur contenu ?

Que de questions. Notre séjour est encore trop jeune pour tirer des conclusions sur ce qui est permanent, récurrent, transitoire. Demeurons aux aguets.


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Ce matin, la moitié du ciel est claire, mais une longue bande de nuages gris se déplace lentement d’est en ouest. Vers l’est, la couche nuageuse devient épaisse et dense ; dessous, entre ciel et terre, on voit par endroit la pluie occuper l’espace comme une brume sombre. Tout ça pourrait venir par ici et arroser le chalet ; ça pourrait tout aussi bien passer au large, à côté de l’île. Ce n’est pas encore clair.

Quand le ciel est si grand, il offre son propre service de prévision météorologique. On voit littéralement le temps qu’il fait par là-bas, peut-être bientôt ici. Le ciel se transforme, les nuages progressent : c’est un spectacle lent, rempli de suspense.

Environnement Canada décrit la chose plus prosaïquement : « 60 pour cent de probabilité d’averses ce matin et tôt cet après-midi ». Qui vivra verra.


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Mes bobettes se retrouveront-elles dans le décor ? Dans ces contrées, avec ce vent, faire sécher son linge dehors requiert une bonne dose d’optimisme et un maximum d’épingles à linge. Par contre, pour sécher, ça sèche.


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Le bazou de location est une Suzuki SX4 à haillon et transmission automatique, qui affiche 223 000 kilomètres au compteur. Son intérieur dégage une légère odeur de chien mouillé. Un contenant d’un litre d’huile à moteur entamé est offert à titre gracieux, ce qui n’est pas de nature à rassurer les usagers.


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Ah, si je possédais une baguette magique, j’arrêterais le temps, et j’abandonnerais tout, et avec ma blonde nous nous installerions aux Îles où nous vivrions d’amour, de fruits de mer et d’eau fraîche, et on adopterait un chat qu’on appellerait Catmarin, et je me trouverais une jobine, préposé à la tonte de la pelouse au domaine de Julie Snyder, par exemple, et j’aurais beaucoup de temps libre, et j’apprendrais le nom des oiseaux aperçus, et j’apprendrais le nom des fleurs sauvages qui poussent dans les prés, et j’apprendrais à cueillir les fruits de mer, et j’écrirais mon Moby Dick ou mon Vieil homme et la mer que me refuseraient avec obstination tous les éditeurs, et je deviendrais vieux et sourd et fou, et avec ma blonde nous ferions de longues promenades sur d’interminables plages de sable fin jusqu’à en atteindre le bout et de là, l’horizon, le soleil, la lune et les étoiles de mer.


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Chaise Adirondack, galerie, en fin d’après-midi. C’est la marée basse. Sinon, rien à signaler.


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Lu sur une plaque commémorative à Cap-aux-Meules :

« AUGUSTE LE BOURDAIS

28 août 1844 — 26 février 1920

Premier opérateur du central téléphonique aux îles de la Madeleine, les circonstances de son arrivée ont fait de lui un personnage légendaire. Navigateur, il fût [sic] premier maître du brick Wasp et seul survivant du naufrage le 28 novembre 1871. Rescapé après plusieurs jours, on dû [sic] lui amputer les deux pieds. À la suite de sa convalescence, il devient responsable des services téléphoniques et s’intègre ainsi à la communauté madelinienne. Son apport fit sortir les madelinots [sic] de leur isolement. »






Voilà un destin digne d’un film hollywoodien. Mais pas de dénouement heureux pour Auguste Le Bourdais : sa mémoire est immortalisée par une très officielle plaque commémorative comportant trois erreurs d’orthographe (1). Pauvre Auguste, infirme jusque dans la postérité.


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Alors, ces notes, sont-elles madelinotes, madeliniennes, madelinaises, madelinoises, madeleinoises, magdalénoises, voire magdaléniennes ?

Je crois comprendre qu’elles devraient être madeliniennes, mais je n’ai pas pu résister à la rime.


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Arseneau, Déraspe, Lapierre, Leblanc, Thériault : ce sont les patronymes des cinq candidats en lice à l’élection provinciale dans la circonscription des Îles-de-la-Madeleine (2). Je ne suis pas expert en généalogie, mais ça me semble une belle brochette de noms d’ici, c’est-à-dire des Îles, ou en tout cas de l’Acadie.


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Odonymie de l’Île du Havre Haubert, exemples choisis :

  • Chemin des Arpenteurs
  • Chemin des Barachois
  • Chemin d’en Bas
  • Chemin de la Butte-chez-Antoine
  • Chemin du Cap-de-Plâtre
  • Chemin des Fumoirs
  • Chemin du Goulet
  • Chemin du Grand-Pré
  • Chemin d’en Haut
  • Chemin de l’Istorlet
  • Chemin de la Pointe-des-Canots
  • Chemin du P’tit Bois Sud

(En effet, il y a beaucoup de chemins, par ici.)


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Le Musée de la mer est situé tout près de notre maison de location. On s’était dit qu’on irait le visiter lorsqu’il ne ferait pas beau, mais il fait toujours beau, c’est comme l’été en retard, soleil et chaleur (relative, genre, vingt, vingt et un degrés), alors on ne se plaint point, on en profite et on oublie le Musée de la mer, ou presque, parce que c’est juste à côté et il serait idiot de ne le jamais le visiter pour cause de beau temps. La météo laisse présager des nuages et des probabilités de pluie (60 %) vers la fin du séjour, alors nous demeurons optimistes (ou pessimistes, c’est selon) : le Musée de la mer ne le sait pas, mais il ne tient qu’à un fil, le pauvre.


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Aux nouvelles à la radio, il y a un topo au sujet d’une automobiliste qui a fait une sortie de route et qui se trouve dans un état critique. La journaliste ajoute que la femme est « d’un certain âge » et qu’un malaise pourrait donc expliquer l’accident. Je demande à ma blonde : « C’est quoi, ça un certain âge ? Est-ce que nous sommes rendus, nous, à un certain âge ? » Je ne me rappelle plus ce qu’elle a répondu, mais ça comportait au moins un ou deux gros mots.


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Eh bien, ces cent pour cent — cent pour cent, rien de moins ! — de probabilité d’averse, puis d’orage qui nous pendent au-dessus de la tête depuis huit heures ce matin aux dires d’Environnement Canada, sont-elles en train de passer en coup de vent, comme on dit ? Quoique ici, tout passe en coup de vent, le beau temps comme le mauvais, les bonheurs comme la mélancolie ; aux Îles, le vent est une ressource véhémente, renouvelable et inépuisable. La journée n’est pas finie, il n’est que treize heures, le ciel au quart bleu peut encore se transformer en quelque chose de différent et de liquide, mais on se demande tout de même si on ira ou non au Musée de la mer aujourd’hui, on s’était dit qu’on en profiterait lorsqu’il y aurait du mauvais temps. Demeurons optimistes : la météo ne peut pas se tromper à ce point, la pluie arrivera sans doute bientôt et le musée ferme ses portes à dix-sept heures.


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Parfois, aux Îles, on a l'impression de visiter la planète Mars.



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S’installe déjà la nostalgie de la fin des vacances. La planification des achats de nourriture est plus rigoureuse, question d’éviter le gaspillage. On se demande si ça vaut la peine de faire un lavage de vêtements. Et la liste des visites imposées s’épuise. Que faire aux Îles de la Madeleine une fois qu’on a vu la tour de Pise, qu’on a visité le MOMA, qu’on a pris un cocktail sur la terrasse du Negresco ? En voyage, il faut savoir survivre aux incontournables, il faut savoir ne pas faire grand-chose, juste respirer l’air de la place et laisser le bon temps rouler, comme dirait l’autre. Une promenade sur la plage ? Commencer le prochain roman ? Sortir manger au resto ? Du fauteuil Adirondack, observer les nuages défiler dans l’immense ciel ? Il y a tant à faire !


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Dernière journée avant le départ. Ce matin, stoïques, on encaisse le ciel bas et gris, les bourrasques froides et le crachin, c’est comme si les Îles nous signifiaient avec brusquerie que l’été est derrière nous, que les vacances sont terminées et qu’il est temps de sacrer son camp. Ainsi fait-on contre mauvaise fortune bon cœur et prend-on la direction du Musée de la mer.

Quelle fut l’appréciation de notre visite ? Pour résumer, nous n’y fûmes point frappés du syndrome de Stendhal, pas plus que nous en ressortîmes métamorphosés. J’avoue cependant être assez bon public pour ces musées régionaux et l’information que j’y ai glanée me permettra de me coucher un peu moins niaiseux ce soir, ce qui est un objectif de chacune de mes journées sur cette Terre. J’attribuerai donc à cette institution muséale la note de deux étoiles et demie sur cinq (cinq étoiles correspondant, disons, au Musée d’Orsay et quatre étoiles et quart au Musée national des beaux-arts du Québec).

De retour de cette visite, c’est bien au chaud à l’intérieur du chalet et confortablement installés dans le divan que nous regardons le vent souffler sur la baie (officiellement étang du Sable) et le crachin asperger les chaises Adirondack sur le balcon.

Départ demain, si dieu Éole et Pascan Aviation le veulent.


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Nous avons ratissé pas mal tout l’archipel et, contre toute attente, la réguine de location a tenu le coup.


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Inutile de demander : non, nous n’avons pas vu Julie Snyder.



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Dans le grenier empoussiéré de la maison de location, j’ai découvert dans un vieux coffre une bobine de film 16 mm : la bande-annonce perdue dun film de science-fiction produit par l’ONF. La voici en primeur.






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Notes :

(1) Je n’en avais d’abord vu qu’une, mais Benoît Melançon, alias l’Oreille tendue (qui a aussi l’oeil aiguisé), m’a rappelé à l’ordre dans Twitter.

(2) En vertu d’une exception dont l’objectif est d’assurer une juste représentativité régionale à cette population éloignée des grands centres, les Îles ont leur propre circonscription provinciale. Ce sont donc environ 11 000 électeurs qui ont une des 125 voix au parlement ; chaque vote ici a un poids environ 4,5 fois supérieur au mien dans ma circonscription montréalaise. C’est compréhensible, mais troublant.