31 mai 2022

Passif-agressif

 

Un extrait dudit manuscrit



« Ce qui m’a jeté à terre surtout, dans ce temps-là, c’est d’imaginer toutes les grandes personnes qui avaient travaillé après ça, l’imprimeur pis le dessinateur, c’était toute du monde sérieux, l’éditeur, la correctrice : des adultes qui travaillaient sur les cossins que j’écrivais en bobette chez nous. »

François Blais dans Le mystère François Blais, entrevue à Télé-Québec (29 janvier 2018)



J’étais rendu à ce stade où il faut lâcher prise et déclarer la chose montrable, lisible, potable, à défaut qu’elle n’atteigne jamais une ô combien impossible perfection. J’ai donc pris mon courage et mon clavier à deux mains et j’ai envoyé le manuscrit de mon énième Grand projet ambitieux (GPA) à une première série d’éditeurs. Les pauvres : Dieu sait qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour s’éviter ces soumissions. Et voilà qu’ils en reçoivent une de plus par ma faute.

J’ai beau croire à certains mérites de mon manuscrit, je n’en suis pas moins terrorisé à l’idée de déranger des grandes personnes, du monde sérieux, avec mes élucubrations littéraires.

Il s’agit de lire la section Soumission de manuscrit de leurs sites pour apprécier l’espèce de stratagème passif-agressif auquel se livrent les éditeurs envers les aspirants auteurs, cette façon qu’ils ont de les inviter à envoyer leur manuscrit malgré que, à condition que, quoique, mais seulement si, et encore. À force de lire ces complaintes («  notre modeste comité de lecture qui croule sous un déluge continu de manuscrits poches »), ces recommandations étranges (« assurez-vous d’avoir lu l’entièreté de notre catalogue »), ces consignes techniques monomaniaques (nombre de mots par page, largeur des marges) et ces fausses promesses (« soyez patient : vous recevrez de nos nouvelles dans les six mois, voire jamais »), après avoir ratissé ces sites, donc, j’ai développé une étrange compassion pour les comités de lecture, constitués de pauvres volontaires qui doivent se farcir quotidiennement les textes médiocres soumis par des quidams qui ne savent pas faire la différence entre Arial 11 points et Times 12 points ou entre un livre de recettes et un roman. Le lecteur moyen ne soupçonne pas les efforts déployés par les éditeurs pour séparer le grain de l’ivraie, ces montagnes d’ivraie qu’ils épluchent sans déceler le moindre grain qui vaille. Ému, j’ai composé une étrange lettre de présentation qui s’excusait de créer quelque dérangement plutôt que de vanter la qualité de ma prose. (D’accord, j’avoue être nul dans les lettres de présentation.)

Jusqu’à maintenant, j’ai eu droit à plusieurs accusés de réception, ce qui est déjà beaucoup. On dira ce qu’on voudra, mais quand vous achetez un billet de loterie, Loto-Québec ne vous envoie pas un accusé de réception. Je salue la délicatesse du geste (et j’écris cela sans aucune ironie).

Je hais les concours, on dirait que j’ai rien pour. J’ai jamais rien gagné, ça m’a rien donné. Mais je n’ai pas le choix de jouer le jeu : je ne suis qu’un écriveron anonyme. Je soumets et me soumets. Je me plie aux exigences avec docilité. Times 12 points : pourquoi pas ? En parcourant son catalogue tel qu’on me le recommandait, j’ai découvert que cette maison ne publie que des membres de l’UDA. J’ai envoyé mon manuscrit quand même. Ça me donne six mois pour me trouver une figuration ou m’inscrire à l’École de l’humour. Ailleurs, je constate que mon absence de postdoctorat en création littéraire pourrait être remarquée. Tant pis, les analphabètes fonctionnels ont aussi le droit de raconter leurs histoires.

Ma stratégie est implacable : les avoir à l’usure.