Suite de mes notes de lecture du roman Le masque de jade d’Henri Vernes. Retour à la première partie par ici.
Virilité et émotions
Le lecteur attendra en vain l’apparition d’un personnage féminin, mais ce petit roman ne connaît que la gent masculine. Si Bob Morane et Doug Anderson sont des mâles, des vrais — avez-vous vu ces pectoraux sur la couverture du roman ? —, cette virilité ne leur interdit pas d’exprimer parfois quelque émotion. Ces fugaces effusions se manifestent surtout par le biais de leur système musculaire : on serre les poings et on contracte ses mâchoires.
« Devant la dépouille de cet homme qui avait été l’ami de son père et le sien, Anderson n’avait pu s’empêcher de serrer les poings.
— Si jamais je retrouve le ou les coupables de ce crime, dit-il entre ses dents serrées, j’en tirerai une vengeance exemplaire… » (p. 24).
« Pendant de longues secondes, Anderson scruta du regard le visage de son interlocuteur, comme s’il voulait lire dans ses pensées. Finalement, il parut se détendre. » (p. 26).
« … ses mâchoires se contractèrent » (p. 34).
L’émotion se manifeste aussi chez les personnages de façon plus discrète.
« Bob secoua doucement les épaules » (p. 27).
« Bob sursauta. La surprise se peignit sur son visage osseux. » (p. 42).
« La main d’Anderson chercha celle de son ami.
— Vous êtes réellement ma providence, Bob, et je commence à croire, malgré tous nos malheurs, que grâce à vous, nous réussirons à atteindre Tsan-Chan et à en revenir. » (p. 99).
De nos jours, on qualifierait sans doute cette relation de bromance.
Les super pouvoirs de Bob
Bob sait se sortir de toutes sortes de situations difficiles grâce à ses super pouvoirs.
L’acuité auditive.
« Morane allait répondre quand, soudain, les mots moururent sur ses lèvres. Un bruit lui était parvenu. Un bruit ténu, mais que son oreille exercée d’homme habitué à errer à travers jungles et déserts, avait cependant perçu. » (p. 35).
Le plurilinguisme.
Ce rusé de Bob utilise avec son comparse la langue française pour ne pas être compris des autochtones asiatiques.
L’art du déguisement.
Bob désire accompagner Doug jusqu’au cœur du Tibet. Doug, de mère tibétaine, a des traits asiatiques et saura passer inaperçu. Mais qu’en sera-t-il de Bob ? Doug alors voit en Morane un véritable caméléon.
« — Bien sûr, dit-il enfin, vous n’avez rien d’un Tibétain. Pourtant, vous possédez des pommettes saillantes et des yeux légèrement bridés. En maquillant ceux-ci avec adresse et en vous barbouillant la face et en l’enduisant de beurre rance, vous pourrez faire illusion... à condition bien entendu qu’on ne vous regarde pas de trop près. » (p. 62). De plus, pour dissimuler son ignorance de la langue tibétaine, Morane se fera passer pour muet.
L’empathie.
« Épaulant sa carabine, il visa avec soin le fuyard. Pourtant, au moment de presser la détente, quelque chose le retint. Tout à l’heure, cet homme n’eut pas hésité à le sacrifier, lui et son compagnon, et pourtant, Bob ne pouvait se résoudre maintenant à l’abattre froidement. La carabine s’abaissa.
— Laissons-le filer, souffla Morane. Un ennemi de plus ou de moins ne fera rien à l’affaire. Je n’ai jamais pu faire feu sur un homme sans défense... » (p. 71).
Le visou.
« Dans la position où Bob se trouvait, avec ces cibles tressautantes, faire mouche à tout coup n’était guère aisé. Pourtant, Morane était excellent tireur, et sa seconde balle faucha le premier porteur de lance. » (p. 97).
L’humilité.
Bob est prisonnier. Le chef des méchants fait référence à sa réputation d’homme « redoutable ». Bob rétorque : « Redoutable, vous me faites rire. J’ai eu quelques aventures dont, avec de la chance, je me suis tiré à mon avantage, un point c’est tout. » (p. 117).
Le flegme.
Le chef des méchants lui explique la façon dont il mettra fin à ses jours. « À l’annonce de ce supplice, Bob Morane eut de la peine à réprimer un frisson d’épouvante. Pourtant, il réussit à se dominer » (p. 122).
La superstition.
« Risquons le coup, finit par dire Morane. La chance nous a malgré tout servis jusqu’ici ; espérons que cela durera. » (p. 131).
La psychologie.
« Morane s’y connaissait en hommes, et il crut pouvoir faire confiance au prêtre » (p. 133).
La dialectique.
Bob relève une contradiction dans les croyances du prêtre, de façon à obtenir son aide. « Cette habile dialectique parut rassurer un peu le prêtre » (p. 135). Celui-ci se rangera finalement aux arguments de Morane.
La comprenure.
« — Vous saisissez vite, commandant Morane, fit Kamog. » (p. 140).
Le pilotage.
« Malgré cette navigation aérienne hasardeuse, aucun accident ne semblait à craindre, car Bob tenait les commandes de main de maître. » (p. 145).
Les super pouvoirs de Doug
Doug, l’acolyte de Bob, n’est pas en reste et possède également des super pouvoirs, quoique moins nombreux.
Les dents de rongeur.
Nos deux héros se retrouvent ligotés « à l’aide de cordelettes de soie » (p. 51).
Que faire ?
« — Venez tout contre moi, dit Anderson. J’ai de bonnes dents. Peut-être parviendrai-je assez aisément à défaire les nœuds qui enserrent vos mains. » (p. 59).
Le lancer du couteau.
« J’ai eu juste le temps d’intervenir en lançant mon couteau. […] Par chance, j’ai fait mon service militaire dans les commandos, et j’y ai appris à lancer le couteau aussi bien qu’un bandit mexicain. » (p. 126).
Vocabulaire
Malgré certains défauts, ce petit roman permet au lecteur moyen — moi, par exemple — de découvrir ou de retrouver des mots rares.
ATÉBRINE : Nom commercial d’un antiprotozoaire découvert dans les années 30 et utilisé pendant la deuxième guerre mondiale (Wikipedia). Souffrant, Doug avale « deux cachets d’atébrine » (p. 102).
CAMUS : Qui a le nez (le museau) court et aplati (Usito). Parlant des Tibétains, Vernes écrit candidement : « leurs faces camuses » (p. 85).
CANGUE : Instrument de torture portatif, en Chine, ayant la forme d’une planche ou d’une table percée de trois trous dans lesquels on introduisait la tête et les mains du supplicié (CNRTL). On peut voir l’engin sur la couverture du roman.
CYCLOPÉEN : Gigantesque (Usito). Dans le désert de Shaggaï, on voit des « rochers cyclopéens » (p. 82).
ÉQUARISSEUR : Personne qui équarrit, c’est-à-dire qui taille en quartiers les animaux morts (Usito). Vernes nomme ainsi un bourreau qui fait une brève apparition avant d’être occis (un autre rebondissement vite expédié). Ce personnage a d’ailleurs le privilège de figurer sur l’une des quatre illustrations du roman, reproduite en tête de cet article.
SECTATEUR : Adepte d’une secte (CNRTL).
TAIE : Tache opaque et cicatricielle de la cornée (Usito).
*
On a également droit à une belle coquille : par « acquis de conscience » (p. 57) — on écrit plutôt par acquit de conscience. Quand j’ai lu ça, je me suis frotté les yeux et, par trois fois, j’ai passé les doigts de ma main droite dans la brosse de mes cheveux.
En guise de conclusion
Je dois avouer que ces retrouvailles avec Bob Morane m’ont laissé sur ma faim. J’ai dû m’accrocher pour ne pas abandonner ce roman d’aventures où il ne se passe pas grand-chose, où ni les lieux (le Cachemire et le Tibet) ni les personnages ne sont pleinement incarnés. L’action est bizarrement générique ; on a l’impression que l’histoire pourrait, en changeant quelques mots, se passer dans n’importe quel cadre, en Amérique du Sud ou en Afrique, par exemple.
Vais-je maintenant m’empresser de dévorer L’homme aux dents d’or ? Pas sûr. Après avoir jeté un œil à la quatrième de couverture, j’apprends que le personnage donnant son titre au roman (« Roman Orgonetz, alias Arthur Greenstreet… alias l’Homme aux Dents d’Or ») est un vieil ennemi de Bob. Risquerais-je de ne pas savourer toute la subtilité de l’intrigue si je n’ai pas lu les précédents épisodes ?
Si je décide de me lancer et que j’y découvre quelques perles, je vous en ferai part ici, c’est promis.