30 décembre 2021

Pis, ton manuscrit ? (S03E05) — Épilogue


(Au garage.)

        — Laissez-moi vous expliquer ce qui s’est passé. Je me rends à un rendez-vous important. Je roule sur Papineau. Il y a du trafic. Je ne veux pas arriver en retard. Un indicateur s’allume sur le tableau de bord, mais je ne peux pas m’arrêter, je suis déjà engagé dans la bretelle qui mène au pont Jacques-Cartier. Tout en roulant, je tente de décoder la signification, la cause du voyant lumineux et je finis par me rendre compte que le moteur chauffe.
        — Comme je vous ai dit, votre radiateur avait une fuite. C’est pourquoi votre moteur chauffait. Il aurait fallu s’arrêter.
        — Mais, déjà, je me trouve sur le pont, dans la pente ascendante. Il n’y a pas d’accotement, beaucoup de trafic. On est pare-chocs à pare-chocs. Impossible de m’arrêter. Je vois bien que plus je pousse le moteur, plus la température augmente. Je ralentis, j’essaie de profiter de mon erre d’aller, malgré la gravité qui joue contre moi. La voiture derrière me talonne. Je continue de perdre de la vitesse.
        — Je comprends le stress que vous avez pu ressentir, mais il me semble qu’aucun rendez-vous n’est assez important pour brûler un moteur.
        — Dans le feu de l’action, je ne me rends pas compte. C’est une situation désespérée. J’active les feux de détresse et je poursuis ma route. Sur le tableau de bord, l’aiguille de la température est carrément dans le rouge. Je serre les dents et prie que le froid hivernal fasse une différence.
        — Même à moins vingt, ça n’aurait pas été suffisant.
        — Malgré tout, ça ne boucane pas, ça ne sent pas le Prestone, j’espère que je vais réussir à me rendre à cet endroit du pont où la pente s’inverse et où on se met à descendre vers la Rive-Sud. Je me dis que si j’atteins ce point, il ne me restera plus qu’à débrayer, à me laisser aller, puis à m’arrêter sur la voie de service à la sortie du pont.
        — J’entends tout ce que vous racontez, mais je le répète: il ne fallait pas continuer à rouler. Vous avez cassé le moteur.
        — Je ne cherche pas quelque absolution, mais je souligne au passage que je me rendais à un rendez-vous de la plus haute importance. Cela vous paraîtra peut-être frivole, mais il s’agissait d’un rendez-vous galant. Je, euh, je vis seul, voyez-vous, et avec cette pandémie, il est devenu très difficile de rencontrer, euh, du monde. C’était le premier rendez-vous avec cette femme rencontrée par le biais d’une application de…
        — N’en dites pas plus. Je comprends. Je suis moi-même majeur et vacciné, mais célibataire et confiné. Je suis sensible à l’aspect psychologique de votre récit, ainsi qu’à la perspective, disons, purement animale : les hormones, l’appel du rut, tout ça. Sachez que je compatis sans réserve. Mais n’empêche : vous avez de votre propre chef prolongé la surchauffe du moteur de votre voiture, ce qui en a fait se fissurer le bloc moteur. Je suis désolé de vous dire les choses aussi crûment. Résultat : comme je vous l’ai expliqué au téléphone, considérant son âge et sa valeur résiduelle, il ne fait aucun doute que votre véhicule est bon pour la casse. Perte totale.
        — Bon. Ainsi soit-il.
        — Les pneus sont pas mal finis, mais je vais peut-être pouvoir récupérer quelques pièces. En échange, je vous propose de ne rien vous charger pour le remorquage ni pour le temps de mes gars. On serait quitte.
        — OK.
        — Si vous voulez récupérer des articles personnels avant de partir, votre auto est stationnée sur le côté du garage.
        — Ah, oui, j’ai sûrement quelques trucs dans le coffre à gant. Et mes câbles à booster.
        — Les portes ne sont pas barrées.
        — Ce sera tout ?
        — Oui.
        — Attendez. Vous ne me demandez pas comment va mon manuscrit ?
        — Pardon ?
        — Mon manuscrit. Vous ne me demandez pas comment il va ?
        — Quel manuscrit ? Je ne comprends pas de quoi vous parlez.
        — Je ne vous ai jamais parlé de mon manuscrit de roman ?
        — Euh, non.
        — Je suis pourtant un vieux client. Et je passe vous voir pour l’entretien et le changement des pneus deux fois par année.
        — Ça fait un an que je travaille ici. Il me semble qu’on s’est déjà vus, mais vous n’avez jamais fait allusion à ça.
        — Et ça ne vous intéresse pas d’entendre parler de mon manuscrit ?
        — Euh, pas vraiment, non.
        — Oh, merci, merci. S’il n’y avait pas ce plexiglas entre nous, je vous prendrais dans mes bras.
        — Je vous en prie, monsieur.
        — Je suis touché, vraiment. Je, je…
        — Ne pleurez pas, monsieur, ça va bien aller.


(Fin de la saison 3.)