(Dans son condo, installé au comptoir-lunch, sous une lumière tamisée.)
— Pas pire, ce scotch-là. Un peu fumé peut-être.
Je te sers un autre verre, p’pa ?
— (…)
— Bin, non, pas besoin de répondre, je déconne. Moi, je vais prendre une autre
shot. La bouteille est presque vide. Ça tombe bien : il paraît que la grève de
la SAQ achève. Écoute, p’pa, prends-le pas mal, mais je ne suis plus capable
de te voir. Je pense que je vais te renvoyer à m’man.
— (…)
— Je sais pas si c’est toi qui a choisi cette urne-là, mais cette sculpture
kitch jure trop dans mon salon. On dirait un objet promotionnel du Cirque du
Soleil.
— (…)
— Évidemment que c’est pas l’urne, le problème. C’est simplement que je suis
rendu ailleurs. J’ai accepté que tu sois mort. J’ai pas besoin de me rappeler
à tous les jours que tu n’existes plus que sous forme de cendres. J’ai pas ce
fétichisme-là.
— (…)
— D’une certaine manière, tu as bien fait de partir avant la pandémie. Tu t’es
sauvé d’un méchant trouble. T’imagines-tu, gérer ton cancer dans le bordel
actuel ? Quoique, je pense que tu te serais plutôt bien adapté. Rester
tranquille à la maison n’a jamais été un problème pour toi.
— (…)
— Moi, tu me connais : je suis en train de virer fou. Plus de dîners
d’affaires, plus de cinq à sept mondains, ma clientèle du milieu artistique
sur le chômage. Jaser avec mes clients sur l’ordinateur, c’est pas pareil. Pis
on s’entend que Facebook, c’est pas une vraie vie sociale.
— (…)
— Au début je continuais de visiter quelques amies de fille, si tu vois ce que
je veux dire. Mais peu à peu, c’est devenu impossible. La distanciation, c’est
pas terrible pour les rapprochements. Tout le monde a peur de tout le monde.
Marie-Saturne veut rien savoir de me voir.
— (…)
— Oui, je fréquente encore Marie-Saturne. Enfin, fréquentait. En plus, la
pauvre est super hypocondriaque. Elle ne sort plus de chez elle. Pis son chum
qui est toujours là : comment veux-tu qu’on couche ensemble dans ces
conditions ? On se parle à la sauvette par vidéoconférence, des fois. Comme tu
peux le constater, ma vie sexuelle suit la même courbe que ma vie sociale.
Genre : très aplatie.
— (…)
— Comment ça : pis, mon manuscrit ? C’est vraiment tout ce que tu trouves à me
demander ?
— (…)
— (Soupir.) OK, OK, si tu tiens à le savoir. Au début de la pandémie, je me
suis dit : j’ai du temps, je suis coincé tout seul chez moi, c’est l’occasion
rêvée pour clencher ce maudit manuscrit, d’y mettre enfin la dernière touche
pis de l’envoyer à une nouvelle batch de maison d’édition.
— (…)
— Non, en effet, ça s’est pas tout à fait passé comme ça. Parce que je me suis
mis à douter. Il m’a soudain semblé qu’il n’y avait pas assez de personnages
féminins dans mon histoire, que les rares femmes occupaient des rôles
secondaires et stéréotypés. La mère, la prostituée, la serveuse de restaurant : tu vois le genre ?
— (…)
— Oui, oui, prostituée. Pas parce que c’est un roman érotique ; c’est un genre
de polar, en fait. Ensuite, j’ai eu d’autres doutes. Je ne savais plus si je
devais transformer un personnage de petit truand blanc en petit truand noir ou
arabe. Je me suis demandé ce qui était pire entre améliorer la diversité de
mon casting ou pratiquer le profilage racial.
— (…)
— Pauvre toi, je pense que tu as raté plusieurs épisodes depuis deux ans. Tout
est tellement devenu politique et polémique. Je veux pas passer pour un
réactionnaire. Mais je tiens pas à choquer personne non plus. C’est compliqué.
— (…)
— T’as bin raison. C’est exactement ce que j’ai fait. Après avoir douté
pendant plusieurs mois, j’ai décidé de laisser l’histoire comme elle était.
Mais je me suis quand même lancé dans ce qui me semblait être une dernière
révision complète du texte. Faque j’ai commencé à tout relire et à récrire ce
qui n’était pas au point. Je suis resté coincé au quatrième chapitre. Sur
cinquante. Ça fait un an de ça. Bref, j’ai décidé de laisser tomber pour de
bon.
— (…)
— T’es bin fin de me dire que ça va bien aller, mais ça ne change rien à
l'affaire. D’ailleurs, savais-tu que pendant un moment, c’était le slogan de
ton préféré, notre cher premier ministre. « Ça va bien aller », qu’il
répétait, le con. C’était comme crier au loup, mais à l’envers. Ça a fini par
lui passer à force que ça aille mal. Bon, j’aurais pas dû évoquer le premier
ministre, ce type me déprime profondément. Envoye donc, un autre petit verre.
T’en veux un ?
— (…)
— De toute façon, comme tu peux voir, il en reste plus.
— (…)
— Allez, cheers ! Joyeux Noël, p’pa.