23 décembre 2021

Pis, ton manuscrit ? (S03E02) — Single malt


(Dans son condo, installé au comptoir-lunch, sous une lumière tamisée.)

        — Pas pire, ce scotch-là. Un peu fumé peut-être. Je te sers un autre verre, p’pa ?
        — (…)
        — Bin, non, pas besoin de répondre, je déconne. Moi, je vais prendre une autre shot. La bouteille est presque vide. Ça tombe bien : il paraît que la grève de la SAQ achève. Écoute, p’pa, prends-le pas mal, mais je ne suis plus capable de te voir. Je pense que je vais te renvoyer à m’man.
        — (…)
        — Je sais pas si c’est toi qui a choisi cette urne-là, mais cette sculpture kitch jure trop dans mon salon. On dirait un objet promotionnel du Cirque du Soleil.
        — (…)
        — Évidemment que c’est pas l’urne, le problème. C’est simplement que je suis rendu ailleurs. J’ai accepté que tu sois mort. J’ai pas besoin de me rappeler à tous les jours que tu n’existes plus que sous forme de cendres. J’ai pas ce fétichisme-là.
        — (…)
        — D’une certaine manière, tu as bien fait de partir avant la pandémie. Tu t’es sauvé d’un méchant trouble. T’imagines-tu, gérer ton cancer dans le bordel actuel ? Quoique, je pense que tu te serais plutôt bien adapté. Rester tranquille à la maison n’a jamais été un problème pour toi.
        — (…)
        — Moi, tu me connais : je suis en train de virer fou. Plus de dîners d’affaires, plus de cinq à sept mondains, ma clientèle du milieu artistique sur le chômage. Jaser avec mes clients sur l’ordinateur, c’est pas pareil. Pis on s’entend que Facebook, c’est pas une vraie vie sociale.
        — (…)
        — Au début je continuais de visiter quelques amies de fille, si tu vois ce que je veux dire. Mais peu à peu, c’est devenu impossible. La distanciation, c’est pas terrible pour les rapprochements. Tout le monde a peur de tout le monde. Marie-Saturne veut rien savoir de me voir.
        — (…)
        — Oui, je fréquente encore Marie-Saturne. Enfin, fréquentait. En plus, la pauvre est super hypocondriaque. Elle ne sort plus de chez elle. Pis son chum qui est toujours là : comment veux-tu qu’on couche ensemble dans ces conditions ? On se parle à la sauvette par vidéoconférence, des fois. Comme tu peux le constater, ma vie sexuelle suit la même courbe que ma vie sociale. Genre : très aplatie.
        — (…)
        — Comment ça : pis, mon manuscrit ? C’est vraiment tout ce que tu trouves à me demander ?
        — (…)
        — (Soupir.) OK, OK, si tu tiens à le savoir. Au début de la pandémie, je me suis dit : j’ai du temps, je suis coincé tout seul chez moi, c’est l’occasion rêvée pour clencher ce maudit manuscrit, d’y mettre enfin la dernière touche pis de l’envoyer à une nouvelle batch de maison d’édition.
        — (…)
        — Non, en effet, ça s’est pas tout à fait passé comme ça. Parce que je me suis mis à douter. Il m’a soudain semblé qu’il n’y avait pas assez de personnages féminins dans mon histoire, que les rares femmes occupaient des rôles secondaires et stéréotypés. La mère, la prostituée, la serveuse de restaurant : tu vois le genre ?
        — (…)
        — Oui, oui, prostituée. Pas parce que c’est un roman érotique ; c’est un genre de polar, en fait. Ensuite, j’ai eu d’autres doutes. Je ne savais plus si je devais transformer un personnage de petit truand blanc en petit truand noir ou arabe. Je me suis demandé ce qui était pire entre améliorer la diversité de mon casting ou pratiquer le profilage racial.
        — (…)
        — Pauvre toi, je pense que tu as raté plusieurs épisodes depuis deux ans. Tout est tellement devenu politique et polémique. Je veux pas passer pour un réactionnaire. Mais je tiens pas à choquer personne non plus. C’est compliqué.
        — (…)
        — T’as bin raison. C’est exactement ce que j’ai fait. Après avoir douté pendant plusieurs mois, j’ai décidé de laisser l’histoire comme elle était. Mais je me suis quand même lancé dans ce qui me semblait être une dernière révision complète du texte. Faque j’ai commencé à tout relire et à récrire ce qui n’était pas au point. Je suis resté coincé au quatrième chapitre. Sur cinquante. Ça fait un an de ça. Bref, j’ai décidé de laisser tomber pour de bon.
        — (…)
        — T’es bin fin de me dire que ça va bien aller, mais ça ne change rien à l'affaire. D’ailleurs, savais-tu que pendant un moment, c’était le slogan de ton préféré, notre cher premier ministre. « Ça va bien aller », qu’il répétait, le con. C’était comme crier au loup, mais à l’envers. Ça a fini par lui passer à force que ça aille mal. Bon, j’aurais pas dû évoquer le premier ministre, ce type me déprime profondément. Envoye donc, un autre petit verre. T’en veux un ?
        — (…)
        — De toute façon, comme tu peux voir, il en reste plus.
        — (…)
        — Allez, cheers ! Joyeux Noël, p’pa.