(Chez le dentiste, l’hygiéniste dentaire est à l’œuvre.)
— Ouvrez grand. Ça va ? Vous êtes bien installé ?
— Hum, hum.
— J’espère que vous n’avez pas eu trop de difficulté à vous stationner, avec
tous les travaux autour d’ici.
— Hum-hum hum-hum hum.
— Ah, vous faites bien de prendre le transport en commun. Moi, j’habite à
Pointe-aux-Trembles, alors j’ai pas le choix de venir en voiture, sinon ça me
prendrait deux heures en autobus.
— Hum.
— Ouvrez grand. Vous êtes toujours dans la comptabilité ?
— Hum, hum.
— Vous avez pas trop perdu de clientèle, j’espère, avec la pandémie, pis
toute.
— Hum-hum, hum.
— Tant mieux pour vous. Y en a qui l’ont pas eu facile. La personne avant vous
me racontait que sa conjointe a perdu son travail. C’est terrible.
— Hum.
— D’un autre côté, c’est vrai que peu importe si les gens gagnent ou perdent
de l’argent, eh bien, il faudra toujours quelqu’un comme vous pour faire leur
comptabilité.
— Hum-hum.
— Dans votre domaine, vous pouvez facilement faire du télétravail, je suppose
?
— Hum-hum-hum. Hum.
— Vous avez bin raison. Tout se fait par Internet, de nos jours. À part le
détartrage, je veux dire ! Ha ! Ha !
— Hm ! Hm !
— Ouvrez grand. Tournez la tête à droite.
— Hum, hum.
— Il y a encore eu une éclosion à l’école de mes enfants cette semaine. Une
chance que ma mère vient garder, sinon, il aurait fallu que je prenne congé.
Je me compte chanceuse.
— Hum. Hum-hum-hum. Hum.
— Je vous le fais pas dire. Mon plus jeune est en troisième année. Déjà, on
s’entend que l’enseignement à distance, c’est pas évident à cet âge-là. Mais
en plus, il a un gros TDAH. On essaie de l’aider comme on peut, mais j’ai peur
qu’il redouble son année.
— Hum. Hum-hum-hum.
— Oui, je pense bien qu’ils vont laisser passer tous les enfants pour pas les
pénaliser. Mais c’est pas ça qui va lui apprendre à écrire pis à compter.
— Hum.
— Pis, à part de ça, comment va votre manuscrit ?
— Ah ! Argh !
— Oh, attendez, je vais aspirer votre salive, vous êtes en train de vous
étouffer.
— Argh ! Glp. Ah.
— Bon. Ça va mieux ?
— Hum.
— Ouvrez grand. Et puis, votre manuscrit, il avance ?
— Hum-hum-hum, hum, hum-hum.
— Ah, ouin ? Je pensais pas qu’écrire un roman était si long. Ça doit faire
quatre ou cinq ans que vous m’en parlez ?
— Hm.
— Tant que ça ? Wow. Est-ce que vous avez un éditeur qui vous paye pendant que
vous vous échinez là-dessus ?
— Hum-hum-hum. Hum.
— Sérieux ? C’est bénévole en plus ? Méchante arnaque ! Vous passez toutes ces
années à écrire la meilleure histoire possible, vous l’envoyez à un éditeur — ouvrez grand — qui a juste à l’imprimer, à en envoyer des caisses chez Costco
pis à faire la piasse !
— Hum. Hum-hum.
— Je veux bin croire que c’est plus compliqué que ça, mais quand même !
— Hum-hum-hum.
— Quoi ? Vous voulez dire qu’en plus les éditeurs refusent des manuscrits ?
— Hum-hum. Hum.
— Ils en refusent la grande majorité ? C’est scandaleux ! Comment trouvez-vous
l’énergie pour…
— HM ! HMMM !
— Oups, scusez, je pense que j’y ai été un peu fort. Désolée.
— Hm.
— J’ai presque fini. Ouvrez grand. J’ai juste envie de vous dire qu’il faut
pas lâcher, que ça va finir par marcher, votre affaire. De toute façon, je
suppose que ça vous permet de vous évader de la comptabilité. On a tous notre
passion. Moi, c’est l’astrologie. D’ailleurs, si jamais vous voulez que je
fasse votre carte du ciel un de ces jours…
— Hm.
— Hum.
— Hm.
— Bon, c’est beau comme ça. Vous pouvez vous rincer la bouche. Il y a un petit
verre, ici.
— Glhglhglh.
— Pour le polissage, vous préférez le dentifrice à la cannelle ou à la menthe ?
— Menthe, s’il vous plaît.
— Parfait. Ouvrez grand.