20 décembre 2020

L’art du conte

(Source: Wikimedia)





— 1 —



… c’est ainsi qu’il devint évident que le vilain petit lézard était en fait une poule. Découvrant cela, les iguanes, commandés par leurs pulsions carnivores, la dévorèrent.

~ FIN ~



*



Jack planta les haricots et bientôt ceux-ci germèrent et poussèrent et grandirent et grandirent et s’élevèrent toujours plus haut jusqu’à se perdre dans les nuages. Jack entreprit de grimper le long des tiges. Il grimpa et grimpa et monta jusqu’à dépasser les nuages, mais bientôt à cause de l’altitude, l’air vint à manquer et Jack perdit connaissance et fit une chute de plus d’un kilomètre et mourut.

~ FIN ~



*



Elle avait perdu une pantoufle, mais lorsqu’on lui demanda de la décrire, elle ne put dire de quelle matière elle était faite : s’agissait-il de cristal ? De fourrure d’écureuil ? À moins qu’il ne s’agît de peau de lombric ?



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Cela faisait douze ans qu’il s’était échoué sur cette île déserte. Peu à peu, avec les moyens du bord, il redécouvrit les secrets du feu, de l’agriculture, de la roue, de l’acier, de la machine à vapeur, de l’électricité, du transistor, de la cybernétique, de l’intelligence artificielle, de la génétique, de la fusion nucléaire, de la téléportation et de l’immortalité. Bientôt, un navire finit par tomber par hasard sur cette île perdue au milieu de l’océan. Trois mois plus tard, l’humanité vivait sous le joug d’une civilisation de biorobots sanguinaires ayant tous l’apparence d’un homme émacié portant une longue barbe et des haillons.

~ FIN ~



*



La pauvre enfant était perdue et sans défense. Comme elle vivait au XVIIIe siècle et dans un conte écrit par un Européen sadique, elle rencontra un loup ou un ogre ou une sorcière anthropophage qui l’emmena, la mutila et la dévora pendant que le lecteur, dubitatif, se demandait quel genre de morale tordue il fallait retenir de cette horreur sans nom.

~ FIN ~






— 2 —



« Donc, vous souhaitez devenir conteur.
— Oui, c’est mon plus grand rêve, mais je ne sais pas comment m’y prendre.
— Laissez-moi vous expliquer. Tout d’abord, prétendez que vous habitez un village éloigné.
— D’accord.
— Ensuite, roulez vos R.
— Ah, oui ? Vous êtes sûr ? Je déteste les gens qui roulent leurs R.
— Ça fait ancien, ça fait authentique. C’est une question de crédibilité.
— S’il le faut. »



*



« Mais maman, le Bonhomme Sept Heures ne devrait-il pas s’appeler Bonhomme Dix-Neuf Heures ?
— Euh.
— Et à l’heure avancée, devient-il le Bonhomme Vingt Heures ?
— Bon, je crois qu’il est temps de dormir, les enfants. »



*



« Ensuite, inventez-vous des personnages truculents : une tante caractérielle, un voisin mystérieux, un fou du village ou un aïeul qui mitraille des aphorismes. Jouez la carte du terroir : mettez en scène curés, coureurs des bois, bûcherons et draveurs.
— Je note.
— Imaginez des personnages plus grands que nature, un homme fort ou un type qui court vite, par exemple. Ajoutez au besoin quelques créatures fantastiques : démons, sorcières, revenants ou sirènes.
— Classique. »



*



Les quatre bûcherons s’installèrent dans le canot : Alfred, le plus expérimenté, prit la barre, Adélard et Albert au milieu et Pierre-Paul, le petit nouveau, à l’avant, parce que c’est lui qui avait la meilleure vue.

Pierre-Paul était un étranger, un repris de justice débarqué l’année précédente de sa Normandie natale pour refaire sa vie au Bas-Canada. Il n’était pas le plus habile en canot, mais il apprenait vite.

Alfred prit la parole :

« N’oubliez pas qu’il ne faudra jamais, au grand jamais, invoquer le nom de Dieu ou sacrer d’aucune façon pendant que le canot est en route, sinon nos âmes seront damnées à jamais ! »

Les hommes récitèrent ensuite l’incantation qu’on leur avait apprise et le canot prit son envol. Ils comprirent vite qu’il suffisait de pagayer comme d’habitude pour avancer. Ils prirent de l’altitude et mirent le cap sur leur village. Ils pagayaient avec vigueur, rêvant de se retrouver bientôt dans les bras de leurs femmes.

Alors qu’ils survolaient un village, une bourrasque les secoua et ils frôlèrent la pointe du clocher de l’église. Faisant un geste désespéré pour éviter l’accident, Pierre-Paul faillit tomber de l’embarcation.

« Saperlipopette ! », s’écria-t-il avec son accent reconnaissable entre tous.

Les autres cessèrent de pagayer et se regardèrent, interloqués.

« Saperlipopette ! », lancèrent-ils en chœur, dans un grand éclat de rire.

L’équipage des gros hommes barbus poursuivit sa route aérienne et vogua dans le ciel à grands coups de pagaies. Ils rejoignirent bientôt leur village, où ils purent enfin retrouver leurs femmes et fêter le Nouvel An.

~ FIN ~



*



« Enfin, les thèmes. Ça prend un village ou un camp, des lieux isolés et de la neige, bien sûr : tous les contes québécois se déroulent l’hiver. Il y aura des rumeurs qu’on colporte, une fête, un mystérieux étranger de passage. On boira beaucoup de whisky. Il sera question d’un violon magique, de bottes magiques, d’un canot magique. On se perdra en forêt, il y aura des naufrages, des noyades, des carnages.
— Ouf !
— Assaisonnez le tout d’un peu de religion et de magie. Ajoutez une pincée de facéties et servez.
— C’est plus compliqué que je ne le pensais.
— Pour terminer, un dernier conseil : oubliez tout ce que je viens de vous dire et lancez-vous plutôt dans l’humour. Faites des grimaces, des blagues de mononcles pis des jokes de pet. C’est beaucoup plus payant. »



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[Le lecteur assidu et attentif aura remarqué que ce texte est une adaptation de deux articles déjà publiés dans ce blogue: celui-là et celui-ci.]