6 août 2020

Course à pied, relativisme et préjugés




Longtemps, j’ai été sédentaire. La marche était mon seul sport. Je le pratiquais sans le savoir, parce qu’il s’agissait surtout d’un moyen de transport pratique. À une époque encore plus lointaine, non seulement j’étais sédentaire, mais je me rendais au travail en voiture — je bossais alors en des contrées lointaines et mal desservies par les transports en commun. À l’époque, j’attrapais un ou deux rhumes par année. Les sportifs m’exaspéraient. Longtemps, j’ai été sédentaire et c’est pourquoi je comprends l’irritation voire l’animosité que certaines personnes peuvent ressentir envers les joggeurs et les cyclistes. C’est devenu très tendance. C’est plein les réseaux sociaux et ça déborde ailleurs, chez les humoristes, les chroniqueurs, dans les vidéo-apéros. Ces sportifs, ces gens qui bougent en public énervent: ils prennent de la place, soufflent, suent, sentent fort. On les décrit volontiers comme des postillonneurs de coronavirus. Ils se saluent entre eux, forment un clan, complotent, peut-être. Leur vitalité est suspecte. Je comprends ces sentiments. Je les ai déjà ressentis.

Maintenant que je cours en campagne, je crois constater que cette hostilité contre les sportifs n’est pas qu’un phénomène urbain. Il est facile de s’imaginer que les chauffeurs de pick-ups et de camions n’apprécient guère les joggeurs et les cyclistes qui encombrent le bas-côté des routes (de leurs routes). C’est en tout cas mon impression quand l’un d’eux ne ralentit pas d’une miette et ne se range pas d’un iota en me croisant, que le vent chargé de poussière que son monstre mécanique charrie me fouette le visage.

Mais peut-être que je me trompe. Peut-être que malgré les apparences, ces gens sont bienveillants et c’est seulement moi qui cultive le même genre de préjugé, mais à l’envers.



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La course à pied de fond est un sport plate, pas du tout spectaculaire. Il ne s’y passe rien. L’exploit émane de la constance, de la distance, de la durée — et pour les coureurs d’élite, de la vitesse relative. C’est pourquoi on ne parle de course de fond dans les médias dits traditionnels que (a) lorsqu’un marathon oblige à fermer des rues ou (b) quand un coureur fait la promotion d’un défi abracadabrant. Je me demande quelle perception le public peut avoir de la course à pied à lire ces histoires de clounes qui pratiquent leur sport comme s’il s’agissait d’un raccourci pour apparaître dans le livre des records Guinness :

  • Traversée d’un pays à la course.
  • 7 marathons en 7 jours sur 7 continents.
  • Réalisation de la plus longue séquence de course quotidienne de plus de 5 kilomètres.
  • Marathon en Antarctique.
  • Ultratrail de l’Everest.
  • Marathon habillé d’un costume de mascotte en jonglant à trois balles.

Dans les articles, on insiste sur la solitude et l’humilité de ces coureurs qui pourtant alimentent leurs réseaux sociaux de selfies artistiques les mettant en scène cavalant en sandales à contre-jour d’un coucher de soleil ou gambadant à moins quarante degrés des glaçons dans la barbe ou bien galopant en bedaine, les tatouages aux quatre vents.

Pour ma part, je continue de faire mes quelques courses hebdomadaires sur un seul continent, dans les sentiers larges et balisés d’un parc national ou sur le bord des routes, en jonglant avec mes idées. Et ma blonde a autre chose à faire quand je sors faire une course que de venir me prendre en photo au bénéfice de mon fan-club imaginaire.



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Bien sûr, il m’arrive de parler de course à pied. Les coureurs parlent de course à pied. Un autre comportement qui semble froisser bien des gens. Les musiciens parlent de musique, les hockeyeurs, de hockey, les parents parlent de leurs enfants, les cow-boys, de leur cheval, les propriétaires de pick-up, du prix de l’essence. C’est humain. On parle de ce qui nous occupe, de ce qui nous préoccupe. L’agacement est sans doute issu de la popularité de la course à pied, laquelle se maintient depuis plusieurs années. Les gens se lassent des sujets récurrents et finissent par les rejeter. Détester ce qui est en vogue : c’est le fonds de commerce de certains chroniqueurs, le bruit de fond des réseaux sociaux. Le rejet de la course à pied parce que c’est un phénomène de mode devient en soi un phénomène de mode.

Mais peut-être que je me trompe. Peut-être que les gens en ont plein leur casque d’entendre parler de course à pied parce que les coureurs sont simplement insupportables.

Allez savoir.