20 juillet 2020

La théorie de l’immuabilité

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Il était une fois une forme de vie unicellulaire qui, dès qu’elle apparut sur Terre, refusa d’évoluer et développa à la place une série d’arguments compliqués et fastidieux pour se convaincre et — surtout — pour expliquer à qui voulait l’entendre que l’évolution est inutile et dangereuse. Dès qu’un de ces protistes croisait un autre être vivant, il l’abordait et lui servait un interminable discours visant à le convaincre que sa théorie de l’immuabilité était aussi essentielle qu’indiscutable.

Des quatre coins de la soupe primordiale, on entendait nos péroreurs unicellulaires proférer ex cathedra que les autres espèces vivantes propageaient leur théorie de l’évolution « de manière absolument mensongère » et, ce faisant, « contaminaient la cité » de leur « propagande culpabilisante ». Hélas, ajoutaient-ils, la jeune génération de protozoaires « versait dans un terrifiant obscurantisme et s’enthousiasmait pour des fantasmes morbides » en étant attirée par la spécialisation cellulaire. On arguait lourdement que toute velléité d’évolution consistait à « renier son identité ». On n’hésitait pas non plus à invoquer des considérations économiques, faisant valoir qu’un être vivant constitué d’une seule cellule était par définition du côté de la sobriété et de la pureté, contrairement à tous ces grotesques organismes pluricellulaires. Les vociférants protistes pouvaient pérorer ainsi pendant des heures sans même reprendre leur souffle. Inutile de dire qu’ils ne se faisaient pas beaucoup d’amis.

Les millénaires se succédèrent et, tandis qu’apparaissaient autour d’elles des formes de vies de plus en plus complexes et diversifiées — algues, plancton, crustacés, etc. —, nos têtes de mules unicellulaires refusaient de changer. Toujours plus touffue cependant était la construction rhétorique leur permettant de disserter sans fin sur les dangers de l’évolution. Les autres créatures avaient appris à les éviter; il leur était néanmoins impossible de se soustraire totalement à leur discours obsessionnel et pétri de formules emphatiques.

Le temps passa. Quelques millions d’années plus tard, alors que la vie proliférait dans l’eau, sur terre et dans les airs, nos zélotes unicellulaires n’avaient jamais su s’adapter aux incessantes transformations propres à la vie terrestre. Ainsi avaient-ils peu à peu disparu. Un jour, tragiquement, ce fut la fin lorsque le dernier individu de l’espèce unicellulaire maintenant obsolète sombra lentement dans les tréfonds de l’océan. Il n’y avait plus personne pour l’entendre, mais il n’en continuait pas moins de répéter en boucle la dernière mouture de son irréfutable argumentaire sur les bienfaits de la théorie de l’immuabilité. « C’était mieux avant », furent ses dernières paroles, dont l’écho se perdit, avalé par les sombres abysses.