13 juin 2020

Les mains gercées (12)

[Il s’en passe, des choses, chère lectrice, cher lecteur, c’est rendu que l’immobilisme et le silence sont considérés comme des rebondissements. Le moindre coup de vent nous renverse.


Ainsi, il y a quelques jours, j’avais commencé à rapailler les brefs poèmes du projet intitulé Les mains gercées question de  constituer un manuscrit et de peut-être bricoler un petit livre électronique gratuit, pourquoi pas.


J’ai donc entrepris de réviser le texte. J’ai modifié ou récrit quelques quatrains, j’en ai composé un ou deux nouveaux, avant de me poser de sérieuses questions sur ce (modeste) projet. À la question « pourquoi pas », j’étais tenté de répondre : « pourquoi ».


Mais quels scrupules m’ont donc fait m’arrêter en chemin? Il m’est apparu que l’air du temps portait des relents délétères pour un projet comme le mien. Voyons voir.


  1. Il se trouve que j’ai gardé mon emploi malgré la pandémie; je suis donc un privilégié de la société. Ce qui n’arrange rien, cet emploi concerne un domaine n’ayant rien d’artistique (ni de littéraire). On nous a tant parlé des artistes obligés de donner leur travail ou qui sont carrément désœuvrés et peinent à subsister. Qui suis-je pour me fendre d’un recueil de poésie?
  2. Après quelques semaines de confinement, j’ai la chance (c’est-à-dire le privilège) d’avoir pu m’évader de Montréal pour me réfugier avec ma tendre moitié dans un environnement à moins forte densité où la distanciation est plus facile. Qui veut du témoignage d’un autre bourgeois qui se met au vert?
  3. Tout le monde et sa belle-mère ont écrit une série de textes baptisée Journal de confinement  pour témoigner de son expérience pandémique. Il y en a tant, c’est devenu un genre littéraire. La cour n’est-elle pas pleine?


Ce qui n’arrangeait rien, avec le recul, je n’étais soudain plus certain que ce texte soit bel et bien de la poésie. Il ne suffit pas d’empiler verticalement des bouts de phrase pour que ça se transforme en poème. Je constatais aussi que ce projet manquait d’envergure (à peine 3 000 mots, franchement) et que ça ne méritait sans doute pas d’exister sous forme de recueil.


Enfin, je me suis surtout rappelé m’être promis de ne plus mettre des centaines d’heures à ciseler un livre électronique autoédité et voué à demeurer confidentiel.


Bref, je nageais dans le doute et fus pris d’une crise aigüe de syndrome de l’imposteur.


Malgré tout, j’ai le sentiment que cette série demeure inachevée. L’impression d’étrangeté ne s’est pas dissipée avec le déconfinement partiel, bien qu’avec le temps, la source de mon inspiration semble s’être tarie. On s’habitue à tout.


J’ajoute quand même ici une poignée de quatrains que j’avais en réserve. Et ce projet se trouve maintenant coincé dans des limbes post-mortem.


Ainsi va mon blogue.]









On nous condamne à la libération conditionnelle
L’arithmétique du regroupement se distend
Rassemblement extérieur jusqu’à dix personnes
L’univers est en expansion


*


Aux confins de la banlieue
Côté cour, on s’inquiète
Côté jardin, on s’épivarde un verre dans le nez
Encore presque cent morts aujourd’hui

En mode déconfinement
Inévitablement
Plus on avale de rosé
Moins les consignes sont respectées


*


Lorem ipsum, selon des sources
Dolor sit amet, selon des experts
Consectetur adipiscing elit, selon une étude
Sed do eiusmod, selon le Ministère

On grignote de la science-spectacle
À défaut de science-fiction
On nous gave d’information
Pour acheter notre attention

Les gens veulent de la magie
Ils veulent une solution simple et définitive
L’humanité est un chaos
Qui ne se comprend pas lui-même


*


Demeurons circonspects
Ce poème est en prépublication
Et n’a pas fait l’objet
D’une évaluation par les pairs


*


La rumeur veut que les deux mètres deviennent bientôt un mètre
On pourra enfin se voir de plus près
Presque se toucher
L’univers est en contraction



*
*   *