2 mai 2020

Les mains gercées (8)





Je suis venu vous faire la leçon
J’exsude l’angoisse
Ma pensée est un ruban à mesurer
Et je contrôle vos distances


*


Le quotidien bégaie, la routine fleurit
L’absence de rebondissements lamine les heures
Un cardinal chante quelque part dehors
J’écris un poème muet

Au-delà des confins de la littérature
Je chevauche Voyager 1 dans le vide intersidéral
Mes mots prennent des années
À ne pas vous atteindre


*


Ma mère s’ennuie
J’ai peur qu’elle désapprenne à marcher

Le téléphone est devenu
Un cordon ombilical


*


C’est un pays imaginaire où les arbres bourgeonnent
Où les oiseaux jasent dans le matin froid
Où les crosses de fougère dansent dans le sous-bois
Où dans les ruisseaux boueux mûrissent les nymphes

C’est un pays fantasmé, hors des murs
Hors du rectangle des écrans à cristaux liquides
Un pays à peupler, à occuper
Où les corps enlacés allument des feux de brousse


*


Haut les mains !
Bas les pattes !
Haut les cœurs !
Bas les masques !


*


Le présent déwrenché
Les enfants seuls
Les adolescents qui piaffent
Les adultes inquiets

Les magasins placardés
La poussière sur les trottoirs
Les voisins qui s’évitent
Les bus vides

La mousse de savon
L’odeur du gel hydroalcoolique
Les mentons poilus
Les mains gercées

Je magasine les masques
Le monde est fou
On vieillit plus vite ces jours-ci
Printemps gaspillé


*


Le champion du monde de la cachette
Le pauvre n’est jamais sorti de chez lui
Vingt ans plus tard, toujours terré
Il se nourrit de Kraft Dinner

Le jour où il sortira de sa grotte, il découvrira
Ce monde fantastique post-COVID tant prophétisé
Où les humains seront libres et égaux et fraternels et heureux
Et progressistes et poilus et zens et peace and love



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