18 janvier 2020

Chapelure (2)

« Donc, vous souhaitez devenir conteur.
— Oui, c’est mon plus grand rêve, mais je ne sais pas comment m’y prendre.
— Laissez-moi vous expliquer. Tout d’abord, prétendez que vous habitez un village éloigné.
— D’accord.
— Ensuite, roulez vos R.
— Ah, oui ? Vous êtes sûr ? Je déteste les gens qui roulent leurs R.
— Ça fait ancien, ça fait authentique. C’est une question de crédibilité.
— S’il le faut. »



*



« Mais maman, le Bonhomme Sept Heures ne devrait-il pas s’appeler Bonhomme Dix-Neuf Heures ?
— Euh.
— Et à l’heure avancée, devient-il le Bonhomme Vingt-Heures ?
— Bon, je crois qu’il est temps de dormir, les enfants. »



*



« Ensuite, inventez-vous des personnages truculents : une tante caractérielle, un voisin mystérieux, un fou du village ou un aïeul qui mitraille des aphorismes. Jouez la carte du terroir : mettez en scène curés, coureurs des bois, bûcherons et draveurs.
— Je note.
— Imaginez des personnages plus grands que nature, un homme fort ou un type qui court vite, par exemple. Ajoutez au besoin quelques créatures fantastiques : démons, sorcières, revenants ou sirènes.
— Classique. »



*



Les quatre bûcherons prirent place dans le canot : Alfred, le plus expérimenté, prit la barre, Adélard et Albert au milieu et Pierre-Paul, le petit nouveau, à l’avant, parce que c’est lui qui avait la meilleure vue.

Pierre-Paul était un étranger, un repris de justice débarqué l’année précédente de sa Normandie natale pour refaire sa vie au Bas-Canada. Il n’était pas le plus habile en canot, mais il apprenait vite.

Alfred prit la parole :

« N’oubliez pas qu’il ne faudra jamais, ô grand jamais, invoquer le nom de Dieu ou sacrer d’aucune façon, sinon nos âmes seront damnées à jamais ! »

Les hommes récitèrent ensuite l’incantation qu’on leur avait apprise et le canot prit son envol. Ils comprirent vite qu’il suffisait de pagayer comme d’habitude pour avancer. Ils prirent de l’altitude et mirent le cap sur leur village. Ils pagayaient avec vigueur, rêvant de se retrouver bientôt dans les bras de leurs femmes.

Alors qu’ils survolaient un village, une bourrasque les secoua et ils frôlèrent la pointe du clocher de l’église. Faisant un geste désespéré pour éviter l’accident, Pierre-Paul faillit tomber de l’embarcation.

« Saperlipopette ! », s’écria-t-il avec son accent reconnaissable entre tous.

Les autres cessèrent de pagayer et se regardèrent, interloqués.

« Saperlipopette ! », lancèrent-ils en chœur, dans un grand éclat de rire.

L’équipage des gros hommes barbus poursuivit sa route aérienne et vogua dans le ciel à grands coups de pagaies jusqu’à leur village, où ils purent enfin retrouver leurs femmes et fêter le Nouvel An.

~ FIN ~






« Enfin, les thèmes. Ça prend un village ou un camp, des lieux isolés et de la neige, bien sûr : tous les contes québécois se déroulent l’hiver. Il y aura des rumeurs qu’on colporte, une fête, un mystérieux étranger de passage. On boira beaucoup de whisky. Il sera question d’un violon magique, de bottes magiques, d’un canot magique. On se perdra en forêt, il y aura des naufrages, des noyades, des carnages.
— Ouf !
— Assaisonnez le tout d’un peu de religion et de magie. Ajoutez une pincée de facéties et servez.
— C’est plus compliqué que je ne le pensais.
— Pour terminer, un dernier conseil : oubliez tout ce que je viens de vous dire et lancez-vous plutôt dans l’humour. Faites des grimaces, des blagues de mononcles pis des jokes de pet. C’est beaucoup plus payant. »