C’est de mal en pis. Pour vous en convaincre, allez d’abord relire ces anecdotes d’il y a à peine deux ans — Non-événement et En voie d’extinction — et vous constaterez la chute, la déchéance subie depuis par notre belle langue ! Car, en effet, pas plus tard qu’hier, j’ai dû batailler ferme pour que ma langue maternelle — oui, oui, maternelle — ne me soit pas arrachée de la bouche sauvagement.
C’était donc hier midi, toujours au même restaurant du centre-ville. Le mode d’opération de cet établissement implique une interaction avec trois employés installés derrière un comptoir.
Le premier employé m’aborda en français et je lui commandai l’habituel pita falafel. Jusqu’alors, tout allait bien. Après avoir entrepris les premières étapes de fabrication de mon sandwich, il passa le relais à son collègue, devant lequel se déployait un assortiment de légumes et de condiments émincés.
— All dressed ?, s’enquit-il.
— Euh, oui, répondis-je.
C’était la première agression. Il ne suffit parfois que de deux mots pour que l’anglicisation frappe. Ce perfide « all dressed » m’avait surpris, mais pas désarçonné. J’avais répondu en français. Je tenais bon. Après avoir mis un peu de tout dans mon sandwich selon mon souhait, le jeune homme me demanda de but en blanc :
— For here or to go ?
Quoi ? Quel effronté ! On m’aurait frappé en plein visage que je n’aurais pas été plus sonné. Il me fallut une bonne seconde pour décoder ces mots articulés négligemment dans une langue étrangère — oui, oui, étrangère —, avant de reprendre mes esprits et de répondre de la seule façon possible :
— Pour ici, dis-je fermement en français et en faisant un geste qui voulait aussi dire ici.
J’avais tenu mon bout, j’avais résisté à l’envahisseur, j’avais courageusement répliqué dans la seule langue d’usage public admissible. Que ce jeune homme, apparemment d’origine sud-asiatique et fraîchement débarqué à Montréal, ait été embauché au salaire minimum dans un comptoir de restauration rapide du centre-ville sans avoir su d’abord parfaire ses aptitudes à interagir en bon français tenait ni plus ni moins du scandale. Combien de temps cela prendrait-il pour qu’il sache articuler « Pour ici ou pour emporter » ? Trois mois ? Six mois ? Dans l’intervalle, combien de Québécois francophones de souches allaient être anglicisés par cet homme ?
Mon sandwich dûment garni, le jeune homme le déposa dans un cabaret qu’il poussa vers sa collègue, laquelle pilotait la caisse enregistreuse.
— Bonjour, hi !, me lança illico la jeune femme avec entrain.
Ciel ! S’étaient-ils tous donné le mot ! Bonjour, hi ! Le fameux « bonjour, hi » qui nous transforme à notre insu en maudits Anglais, ce « bonjour, hi » qui est une porte grande ouverte à l’utilisation décomplexée de la langue de Shakespeare en plein centre-ville de Montréal ! J’étais en droit de péter ma coche; j’aurais pu faire la leçon à la jeune femme, voire porter plainte à l’Office québécois de la langue française, mais, peut-être parce que j’étais affamé, peut-être par apathie, peut-être aussi parce que j’étais déjà en processus irréversible d’anglicisation, je ravalai ma colère, répondis simplement « Bonjour » et me commandai une frite — en bon français, of course. La jeune femme me servit et me fit payer avec le sourire et un français sans accent, ce qui me calma un peu.
Je m’installai à une table et attaquai mes frites. Elles étaient molles. J’aime mes frites croustillantes. Pour compenser, je les trempai abondamment dans le ketchup. C’est ainsi que tout en grignotant mon dîner, je continuai à réfléchir à tout cela et j’en conclus qu’il était grand temps que le gouvernement légifère contre le bonjour-hi et les frites molles.