19 septembre 2019

Treize ans plus tard

Treize ans plus tard, les faits parlent d’eux-mêmes. Regardez ce qu’est devenu notre blogueur : un homme aliéné et un anachronisme numérique.

Regardez notre pauvre blogueur enchaîné à ses appareils électroniques, qui tape nerveusement sur son clavier, qui ne bavarde (clavarde) pas, mais soliloque (claviloque), radote (clavote), divague (clavague), tout cela sous l’emprise de la machine informatique, une machine froide, forcément, froide et inhumaine, parce qu’électrique, électronique, cybernétique. Regardez notre artiste autiste apôtre du numérique engoncé dans son esprit cartésien, prisonnier du circuit de la récompense; regardez-le tisser l’étoffe de son inattention dans le fil de ses réseaux sociaux. Pendant que la lumière des écrans dérègle son cycle circadien, pendant qu’il renie la pureté naturelle du papier chloré et des stylos en plastique, notre blogueur déshumanisé devient complice et collabo de la destruction des paradigmes littéraires traditionnels, de la vénérable cellulose et des arcanes inamovibles de la chaîne du livre. Heureusement, notre blogueur n’ose pas appeler ça de la littérature.

Regardez notre pauvre blogueur en retard de quelques révolutions, qui perpétue ses réflexes un-point-zéro; regardez cet écriveron archaïque qui n’a pas reçu le faire-part des obsèques du blogue, ni celui des funérailles du Web : il continue de lancer en vain ses phrases dans le néant, dans une blogosphère ratatinée comme jamais parce qu’en train de finir de se faire avaler par le trou noir des médias sociaux, cette constellation de plateformes numériques de publication et de partage portant chacune le nom d’une marque de commerce, ces espaces privatisés, aménagés, balisés, inaccessibles sans un mot de passe, ces parcs d’attractions clinquants et bruyants peuplés de robots dans lesquels vous êtes suivis à la trace grâce à un incroyable réseau de caméras de surveillance. Le World Wide Web n’est plus qu’un no man’s land servant à héberger des contenus relayés dans ces médias sociaux, autrement, personne ne s’y aventure plus. Quiconque prend le temps de regarder en arrière se rend bien compte que le Web a été vaincu par l’Internet des plateformes lequel, bien que gratuit, carbure aux dollars : ceux des investisseurs, ceux générés par la publicité et par la vente des données — de nos données. Quelqu’un à part notre blogueur se rappelle-t-il ce qu’est un flux RSS ?

C’est ainsi que treize ans plus tard, notre écriveron du dimanche frappe un mur. Est-ce un effet de sa chambre à écho qui le rend incapable de se lancer dans un projet de longue haleine (syndrome de la page blanche) ? Est-ce son statut d’autodidacte qui le paralyse au moment de soumettre des manuscrits (syndrome de l’imposteur) ? Est-il frappé de découragement et d’aquoibonisme (syndrome d’épuisement professionnel) ? En est-il réduit à ne publier que des jérémiades et à s’inventer des problèmes (syndrome de Münchhausen) ?

Treize ans plus tard, notre blogueur campe toujours sur son île déserte numérique et continue à lancer des bouteilles à la mer en s’imaginant que c’est tous les jours vendredi. Sa barbe est longue, sa peau brûlée par le soleil. Il se parle tout seul. Il n’est pas le protagoniste d’une téléréalité ni celui d’une télésérie. C’est un blogueur devenu personnage de sa propre fiction, un personnage en quête de hauteur, un auteur en quête de pérennité, un pauvre fou qui écrit pour vivre, pour survivre, perdu dans l’immensité, dans le vide, celui de ses propres mots, inutiles. Inutiles, mais têtus.



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