10 août 2019

Lire/Marcher/Écrire




Je profite de quelques jours de vacances estivales loin de la ville, au milieu de nulle part, plus précisément au milieu du fleuve. Ici, il n’y a rien à faire d’autre que lire, observer les oiseaux, et — si on veut — écrire. Le paradis.

Un de mes objectifs pour ce séjour est de terminer la lecture de La promesse de l’aube de Romain Gary, entreprise il y a bien trop longtemps. Ne me restent que quelques chapitres à clencher, même pas cent pages; courage, on y est presque. Plus je vieillis et plus les romans me paraissent longs, avec leurs quatre, cinq cents pages (oui, oui, je sais, je radote). D’aucuns prétendent que ce phénomène du déficit de lecture est généralisé et qu’il a pour cause ce fameux déficit d’attention induit par la modernité dans laquelle nous baignons — les écrans, les réseaux sociaux, le numérique, tout ça. J’ai l’impression que l’explication est plus simple : plus je vieillis et plus le temps se comprime; j’en ai moins à ma disposition et quatre, cinq cents pages représentent une part significative de la vie qui me reste. Cette impression est fausse, bien évidemment, parce que j’ai effectivement développé un grave déficit d’attention. Quand j’étais jeune, j’étais hypnotisé par la lecture; je pouvais rester des heures étendu sur mon lit ou écrasé dans un fauteuil à dévorer chapitre après chapitre; aucune brique, même la plus costaude, ne me résistait. Maintenant, il m’arrive trop souvent de poser le livre, de partir dans la lune, de tendre la main vers un de mes appareils électroniques pour écrire quelques lignes ou chercher un mot dans le dictionnaire ou dans Wikipédia. Je ne lis pas, je butine.


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Au programme aujourd’hui. Laisser le fleuve charrier son eau. Laisser la marée vider l’anse devant le chalet. La laisser la remplir de nouveau. Laisser les canards se suivre, flotter, plonger, faire leurs affaires de canard. Laisser les goélands et les corneilles crier. Laisser les hérons voler le cou pendant, leurs grandes ailes battant l’air mollement. Laisser le vent faire danser la cime des arbres. Laisser le ciel changer d’heure en heure sa palette de couleur. Laisser les éoliennes tourner au loin, sur l’horizon de la rive sud. Laisser le bon temps rouler et s’écouler doucement. Lire quatre pages. Écrire un paragraphe. Sortir faire une promenade parce qu’il faut bien bouger un peu. Espérer voir une couleuvre, un pic mineur ou des gélinottes.






J’ai enfin terminé la lecture de La promesse de l’aube. Je peux maintenant passer à autre chose.

L’autre jour, j’avais affaire dans le coin de la librairie Le port de tête et j’y suis entré pour voir si, par hasard, ils n’auraient pas en stock un exemplaire des Choses de Perec, question de remplacer celui que j’ai égaré récemment. Finalement, ils ne l’avaient pas, mais à la place, je suis sorti avec Penser/Classer du même Perec. Je viens de m’y mettre. Lecture parfaite avant de m’embarquer dans un autre roman, qui sera probablement ce polar de Michael Connelly qui m’attend dans ma tablette. Connelly est de l’avis général la parfaite lecture d’été — les policiers, dit-on, ne prennent pas de vacances. D’ailleurs, lire un Connelly pendant les vacances d’été est un rituel que je perpétue depuis plus de vingt ans.


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Grâce aux Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres de Perec, je constate que nous pratiquons à la maison une heureuse (et quelque peu chaotique) combinaison de classement par continents ou par pays, par genres, par grandes périodes littéraires, par langues et par priorités de lecture. Je confirme que c’est un système de rangement parfaitement inefficace.


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Je me demande parfois si Perec n’était pas un peu Asperger.






Au détour d’un sentier, l’air se fait plus frais, comme si quelqu’un avait allumé la climatisation. Je me dis : « C’est l’air du large », puis j’y pense, on n’est pas sur le bord de la mer, ni même dans l’estuaire, on est au milieu du fleuve. Je corrige dans ma tête : « C’est l’air du long, plutôt. »


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Des canards partout. Des canards qui flottent et se suivent à la queue leu leu (la maman et ses petits). Des canards aux aguets (la maman). Des canards inquiets qui tentent de rejoindre le groupe (un petit à l’espérance de vie incertaine). Des canards qui volent en formation, l’un derrière l’autre en une file régulière. Des canards qui détalent, courent un moment à la surface de l’eau avant de s’envoler. Des canards qui se déplacent en solitaires. Des canards qui caquettent. Des canards qui plongent pour se nourrir. Des canards qui s’ébrouent, peut-être pour se laver. Des canards stationnés sur les rochers. Des canards qui dorment sur une patte (et d’un œil). Des canards qui flottent, stoïques. Sur et autour de chaque crête de rocher, dans chaque baie, partout le long du littoral, dans chaque angle du ciel, des canards et encore des canards. Il y a tellement de canards autour de cette île, qu’on l’a tout naturellement baptisée l’Île aux lièvres.






Nous sommes allés marcher. De l’autre côté de l’île, sur la grève, nous avons trouvé la carcasse (je n’ose écrire le squelette) d’un gros poisson. Sur les rochers, les cormorans se faisaient sécher les aisselles. On a marché jusqu’au bout de l’île, où il y a une plateforme permettant d’observer le paysage et de se faire un autoportrait.


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La pierre striée longitudinalement comme du bois, ces rochers qui émergent du sol dans tous les sens comme les restes d’une épave millénaire, comme le squelette ligneux d’un monstre mécanique antédiluvien, comme les reliques pétrifiées d’une forêt géante. Les lichens, les mousses et les algues s’accrochent et se développent à la surface des rochers, capturent l’humidité qui enveloppe l’île en permanence et témoignent d’une vie microscopique et mystérieuse.






La clameur continuelle des oiseaux aquatiques sur l’île en face du chalet forme un bruit de fond extraordinaire.

De loin, on devine la multitude des oiseaux gravitant autour de l’île, faisant en volant la navette entre les sources de nourriture et leur progéniture cachée dans les crevasses des parois rocheuses. Les goélands à bec cerclé, les goélands argentés, les goélands marins, les cormorans, les eiders, les guillemots à miroirs et d’autres oiseaux encore (sternes? pluviers? chevaliers?). Dans ce chaos organisé, les parents retrouvent leurs petits, les petits survivent parfois aux prédateurs, proies et prédateurs dansent le tango; c’est déjà cette époque de l’année où s’intensifie la course contre la montre : les journées raccourcissent et il ne reste plus beaucoup de temps pour que les jeunes deviennent enfin assez forts pour entreprendre la migration vers la côte atlantique et vers le Sud. Il faut faire vite.

On écoute ce brouhaha de la terrasse du chalet en sirotant un café. Pour nous, c’est un autre matin calme des vacances. On peut s’approcher de la nature et l’observer, on n’est jamais complètement dans la nature, on n’en fait jamais complètement partie. C’est probablement pourquoi notre survie comme espèce tient à notre capacité à être attentif, curieux et sensible à la nature.






Baisser de rideau sur ces courtes vacances. Ce matin, il tombe un crachin maritime. La brume a effacé le ciel et l’horizon. Une corne de brume retentit gravement par intermittence. Des canards passent à contre-jour dans le ciel gris. Les corneilles croassent. Non, à bien y regarder, il pleut bel et bien. Et averse. Le mauvais temps nous pousse hors de l’île, il faut retourner dans la civilisation, dans la multitude jacassante et affairée qui se démène pour survivre et assurer son confort, dans le tumulte virevoltant et en apparence sans but des humains, chacun défendant son bout de littoral, son rocher, son anse, sa branche, sa voiture, sa télé géante, son pouvoir d’achat, sa capacité d’emprunt, son salut social, sa position hiérarchique.

Par la fenêtre du chalet, je vois le traversier disparaître dans la brume; le prochain voyage sera pour nous.



(Île aux lièvres, 3 au 8 août 2019)