Les phénomènes de mode se suivent et se ressemblent. On ne sait jamais d’où ni comment ils naissent. Des groupes de jeunes semblent spontanément adopter un comportement, on le remarque, on en parle, ce comportement est reproduit par d’autres tranches de la population, c’est d’abord limité, souvent considéré comme excentrique, ensuite ça fait tache d’huile, bientôt on remarque la chose lors de nos déplacements en ville, et puis, avec des mois de retard, les faiseurs de tendances tentent de se donner le crédit de cet engouement, bientôt ça devient le sujet du moment, on en fait des blagues, ce sont bientôt vos enfants, votre nièce ou vos collègues de travail qui s’y adonnent, ce n’est plus arrêtable, c’est un paquebot lancé à pleins gaz, la mode devient généralisée, tout le monde s’y met, et ce qui était neuf et original devient simplement la normalité, une nouvelle forme de conformisme.
Cela avait commencé comme un passe-temps marginal, presque clandestin, pratiqué par des groupes de jeunes. Quelques passionnés se mirent à imprimer des textes téléchargés du CorpoNet, souvent des classiques de la littérature, sur des feuilles de papier de format in-folio, qu’ils reliaient ensuite en les collant avec de la résine. On recréait ainsi ces objets qui servaient jadis à diffuser la littérature et l’information et qu’on appelait un livre.
Déjà à cette époque, toutes les activités humaines étaient centrées sur le CorpoNet. L’idée de créer un livre en papier procédait sans doute d’une nostalgie, d’une réaction au monde virtuel et numérique dans lequel nous vivions alors. Que ce médium archaïque ne puisse contenir qu’une seule œuvre — toujours la même et une fois pour toutes — avait quelque chose de radical et rétro. Quelques adeptes de la première heure publièrent un manifeste dans lequel ils expliquaient que le livre en papier rendait plus concrète la littérature et rétablissait l’expérience originelle de lecture, celle qui existait avant l’époque de la Grande Extinction. On se mit à apercevoir à l’occasion quelques originaux sur la rue ou dans le métro, penché sur un de ces livres de fabrication artisanale, occupés à le lire ligne par ligne, page par page. Ce spectacle était pour le moins étonnant.
On ne sait trop pourquoi, mais cet intérêt pour les livres devint assez vite un engouement dans la population. Des manufacturiers offrirent bientôt à la vente des imprimantes qui permettaient à quiconque de produire un livre à partir d’un simple fichier de texte, l’appareil en automatisant toutes les étapes : impression recto verso des pages, production de la couverture, assemblage et collage de la reliure. À mesure que leur popularité augmentait, ces imprimantes à livres devinrent de plus en plus abordables. C’est à ce moment que la mode devint une épidémie.
Cette redécouverte du livre imprimé fit renaître des comportements disparus depuis des générations. On ne se gênait pas pour lire en public des briques de plus en plus grosses, des œuvres pointues et difficiles. S’afficher avec un livre en papier était une façon de faire valoir l’étendue de sa culture et l’éclectisme de ses goûts littéraires. Si cette activité de lecture semblait a priori inoffensive, elle fit rapidement l’objet de critiques. Tous ces jeunes gens absorbés par un bouquin, le nez dans les pages, ces jeunes qui délaissaient les écrans et le CorpoNet devinrent suspects.
On s’inquiéta de l’effet pour la vue de fixer ainsi de petits caractères imprimés sur du papier jaunâtre et mal éclairé : on voyait poindre des risques de presbytie précoce, de strabisme, voire un appauvrissement des zones du cerveau responsables de la vision.
Des professionnels de la santé firent remarquer que de se tenir ainsi la tête penchée sur un bouquin tenu à la hauteur du nombril ne pouvait qu’être dommageable pour les vertèbres cervicales. Cet objet souffrait de graves problèmes d’ergonomie et on ne s’étonnait pas qu’il soit jadis tombé en désuétude.
Des experts dissertèrent sur la perte de la communicabilité, ces livres n’étant que des supports passifs qui n’offraient aucune fonction de rétroaction et d’échange avec d’autres personnes, contrairement aux appareils électroniques. On émit des mises en garde contre les effets à long terme sur le cerveau des enfants. Car, en effet, après que la mode eût gagné les adolescents et les jeunes adultes, voilà que des parents n’hésitaient pas à mettre des livres dans les mains de jeunes enfants, voire de bébés.
D’autres voyaient dans ces livres un problème de sécurité publique. Ses adeptes avaient tendance à continuer leur lecture alors qu’ils marchaient sur les trottoirs ou dans les couloirs en sous-sol des villes, déambulant pour ainsi dire sans même regarder où ils mettaient les pieds. On s’inquiéta qu’ils se heurtent ou fassent une chute, mettant en danger leur sécurité et celle de leurs concitoyens. De nombreux accidents avaient d’ailleurs été rapportés.
Les gens se mirent à accumuler dans leur demeure des quantités impressionnantes de livres. On se fabriquait des étagères de fortune, sur lesquelles on entassait les livres déjà lus et les livres à lire. Pourtant, personne ou presque ne lisait le même livre deux fois. Pourquoi alors les stocker dans sa maison? Ce comportement tenait disait-on du syndrome du collectionneur et de l’accumulation compulsive (des mauvaises langues suggérèrent qu’il s’agissait sans doute d’une façon d’afficher à ses proches l’étendue de sa culture littéraire). Tout ce papier entassé dans les appartements représentait sans conteste un sérieux risque d’incendie.
D’aucuns se mirent à noter par ailleurs que toutes ces feuilles de papier transformées en livres constituaient un formidable gaspillage de ressources. On n’avait jamais autant vendu de papier et l’industrie papetière roulait à plein régime. Allait-on raser les derniers acres de forêt amazonienne — dont il ne restait, disait-on, qu’une superficie totale d’à peine quelques centaines de stades de football — pour fabriquer toujours plus de livres? Des économistes firent la démonstration que chaque livre en papier consommait dix-huit fois les ressources d’un livre électronique équivalent.
On ne sait jamais d’où ni comment naissent les phénomènes de mode. On ne sait pas non plus comment ils passent. L’essoufflement, l’effet de nouveauté qui se dissipe, l’énergie humaine qui est détournée vers de nouveaux comportements. Tout cela à la fois.
Les gens abandonnèrent peu à peu l’envie de traîner avec eux ces livres encombrants, de passer autant de temps à en déchiffrer le texte, de les accumuler chez soi et de les y voir ramasser la poussière. Tout le monde revint progressivement à ses écrans lumineux, aux images animées et au confort de la réalité virtuelle. On vit de moins en moins de personnes penchées sur un livre dans les lieux publics, puis on n’en vit plus du tout.
Et de nouveaux phénomènes de mode apparurent et occupèrent la population — par exemple, la mode des chirurgies d’augmentation nasale, celle de s’alimenter exclusivement de nourriture en gelée, ou alors la doctrine philosophique néo-trumpienne — et on oublia bien vite cette période bizarre qui avait vu le retour des livres en papier.