29 janvier 2019

Le coq et l'âne

        — C’est ce livre que je suis en train de lire.
        — Je suis parti tôt de la maison parce que je n’avais rien d’autre à faire.
        — Ce livre, ces dialogues.
        — C’est-à-dire, rien d’autre que de venir te rejoindre ici. J’étais seul.
        — Ce bar, cette clientèle jeune et assoiffée.
        — Quand je suis seul, je m’ennuie. On prend un autre verre ?
        — J’ai parfois l’impression que le temps.
        — J’aime bien cette bière amère et très à la mode.
        — Le temps me manque, le temps file.
        — Les noms à trois lettres sont toujours un succès. C’est vrai des marques de commerce à trois lettres, c’est vrai des personnalités dont les initiales ont trois lettres, c’est vrai de cette sorte de bière. IPA. Ça ne pouvait que cartonner.
        — Je veux bien prendre une autre pinte.
        La serveuse débarrassait des tables, plus loin. Elle se rendit ensuite jusqu’au bar porter les verres vides. La musique d’ambiance semblait provenir d’une autre décennie.
        — Dans ce roman que je suis en train de lire, les personnages se parlent drôlement.
        — Ma blonde suit des cours de yoga.
        — On dirait des monologues, personne ne s’écoute.
        — Quand je suis parti de la maison, ma blonde était déjà sortie.
        — Je suis déchiré.
        La serveuse se déhanchait entre les tables, son plateau sous le coude. Sa ronde la mènerait bientôt dans leur secteur, près de l’entrée du bar.
        — Je ressens un tiraillement entre la constatation qu’il s’agit d’un effet de style propre à l’époque de la parution du roman ou alors.
        — Ce qui me dérange en fait, c’est que son prof de yoga soit un homme.
        — C’est un roman publié dans les années cinquante.
        — Un homme professeur de yoga, tu t’imagines ?
        — Oui, je m’imagine.
        — Depuis que je sais que c’est un homme, un gars très viril, assez jeune, barbu, musclé, mais leste, je.
        — Tout ça a peut-être à voir avec les manières de ce temps-là, une certaine avant-garde, le nouveau roman ou je ne sais trop.
        Elle apparut. La serveuse. Son t-shirt laissait voir des ribambelles de tatouages qui dégringolaient avec ostentation le long de ses bras. Elle prit leur commande et s’éloigna.
        — Merde, ce garçon est la parfaite incarnation des rêves concupiscents des filles comme ma blonde. Tu vois, elle ne fait pas dans le joueur de hockey ou dans le culturiste gonflé à la testostérone. Son truc, c’est les gars comme ça.
        — Je n’y connais rien à la littérature. Je me dis : c’est soit un effet de style jadis éminemment novateur, soit la mise en œuvre d’un procédé qui était dans l’air du temps à l’époque. Mais qu’est-ce que j’en sais : je n’y connais rien.
        — Parce qu’on ne sait jamais, n’est-ce pas ? Tout ça est si fragile.
        Il avait dit cette dernière phrase d’une voix froissée, comme une plainte.
        — Peut-être que ta blonde fait juste suivre un cours de yoga qui s’adonne à être donné par un homme. Peut-être que tout ça est seulement dans ta tête.
        — Ha ! Ha ! T’es drôle, toi.
        — Bref, ce roman est intéressant, mais ces dialogues alambiqués et artificiels me laissent de glace.
        Il soupira, en fixant le vide par-dessus l’épaule de son ami, qui se pencha sur la table pour dire sèchement :
        — Depuis quand y a-t-il des coachs de yoga masculin ? Je veux pas avoir l’air vieux jeu, mais.
        — Cette chanson qui joue, elle se croit indémodable, mais ce qu’elle peut être ringarde.
        La serveuse revint avec leurs verres. Deux pintes d’India Pale Ale. Sans porter de toast, ils prirent d’un même geste une première gorgée.
        — Qu’elle passe deux heures à observer ce type, ce bellâtre, à boire ses paroles, à tenter de reproduire ses poses.
        — La musique pop est vouée à disparaître. Et de plus en plus vite. Comme tous les phénomènes culturels. Tout est si éphémère.
        — Quand il ne la touche pas. Comme ceci le coude, plus haut. Oh, mais vous êtes trop tendue. Respirez. La main dans son dos. Merde, la main sur son ventre.
        — La culture est devenue un enchaînement de mèmes. De feux de paille.
        — Qui me dit qu’elle va réellement à ce cours de yoga ? J’ai envie de la suivre, un bon jour, pour en avoir le cœur net.
        — La culture occidentale est dorénavant aux mains des influenceurs, tu te rends compte ?
        — Est-ce de la jalousie maladive ? Tu peux me traiter de fou, si tu veux.
        — Pas surprenant que les gens ne lisent plus de romans.




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