— …Et c’est à ce moment-là qu’elle m’a dit : « T’as donc bin des belles gencives ».
— Voyons donc !
— Je te le dis. Elle était full sérieuse.
— Ha ! Ha !
— Je l’ai pris pour un compliment. C’est seulement un peu plus tard qu’elle m’a déclaré être hygiéniste dentaire.
— Ah. Tout s’explique.
— Au bout du compte, j’ai compris que ça ne marcherait pas quand elle s’est mise à me demander si je me passais la soie dentaire à tous les jours.
— Assez turn off, en effet. Faque Tinder, à date, ça n’a rien donné ?
— Pas vraiment. Mais mon hygiène buccale se porte beaucoup mieux.
— Tout n’est pas perdu.
— Ouin.
— Pis, mon manuscrit ?
— Ton quoi ? Ah, oui, ton manuscrit.
— L’as-tu lu ?
— Oui, oui.
— Comment t’as trouvé ça ? Attends, je veux que tu sois complètement honnête avec moi. Pas de flagornerie, dis-moi ce que tu en as pensé.
— Euh. C’est… C’est pas mal bon. C’est sûr que c’est pas la première fois que je lis une histoire de tueur en série, mais le suspense fonctionne. Ça se lit bien. Par contre…
— Par contre, quoi ?
— Je suis pas certain de ton choix d’utiliser le passé simple. Ton roman est un polar, une histoire de tueur en série, c’est contemporain, c’est moderne. Le passé colle trop pas avec le genre.
— Euh, t’es sûr ?
— Comment je te dirais ça. Tu sais, l’autre jour, on parlait du look bûcheron à chignon, du cycle de la mode. Regarde l’histoire de la cravate. Dans les années cinquante, soixante, la cravate était étroite. Pense au look Mods, par exemple. Le style de la cravate a ensuite évolué jusqu’aux années soixante-dix et quatre-vingt, où elle est devenue très large. Ensuite, la tendance s’est inversée et sa largeur a diminué à des proportions moins extrêmes dans les années quatre-vingt-dix et deux mille. Finalement, de nos jours, la cravate étroite est revenue en force. Bin, ton roman et ses verbes au passé, c’est un peu comme si tu te présentais à un party avec une grosse cravate à pois issue des années soixante-dix.
— Je comprends pas. Je, je porte jamais de cravate.
— C’est une métaphore. J’aurais pu parler des pantalons. À une époque, le pantalon avait la jambe étroite et se portait court, il fallait bien voir la chaussette. Des années plus tard, il était impératif que le devant du pantalon casse sur la chaussure, qu’il soit assez large et long pour qu’il cache la cheville, voire le pied au complet. Et de nos jours, c’est le retour du pantalon court ! En matière de vêtements, il faut suivre les canons modernes, sinon, on a l’air déguisé, décalé. Bin, pour ton roman, c’est pareil : le passé simple pis l’imparfait du subjonctif quand le personnage principal, un policier du nom de Denis Tanguay, inspecte un cadavre charcuté dans une chambre de motel du boulevard Taschereau, bin, ça marche moyen.
— Finalement, j’aurais préféré la flagornerie.
— Excuse-moi, je me suis laissé emporter par mon propre discours. C’est pas si pire.
— C’est beau, tu peux arrêter.
— Attends, non. Les personnages sont intéressants, quoique peut-être un peu convenus — un enquêteur célibataire et alcoolique, une médecin légiste à l’humour scabreux, un tueur en série abusé dans son enfance. Mais le suspense fonctionne, j’ai tout lu d’une traite. Sinon, si ça t’intéresse, j’ai annoté le manuscrit que tu m’as envoyé. J’ai relevé quelques problèmes de chronologie, une intersection qui n’existe pas à Montréal, un village des Laurentides téléporté dans Lanaudière, le modèle Le Baron est un Chrysler et non pas un Buick, quelques erreurs de typographie, des coquilles, et cætera, rien de majeur.
— Euh.
— Ah, oui, il y a aussi la serveuse du greasy spoon en face du poste de police qui s’appelle Véronique jusqu’à la page 219 et qui ensuite est rebaptisée Valérie.
— Fuck. On dirait une critique dévastatrice, dans le temps où les critiques littéraires existaient encore. Tu vas me donner une demi-étoile ?
— Il faut que tu prennes tout ça avec un grain de sel, je suis juste un gestionnaire de projet informatique. Qu’est-ce que j’y connais, à la littérature ? On prend un autre verre ? Envoye, je paye la tournée.
— Je sais pas. J’ai plus soif. J’ai l’impression que ma cravate est trop serrée et m’étouffe.