— Pis, ton manuscrit ?
— Ah, ça va super bien !
— Sérieux ?
— Oui, oui. La semaine passée, j’ai envoyé une nouvelle batch de manuscrits à des éditeurs. Je te dis pas ce que ça m’a coûté en frais de poste.
— Hm, hm.
— Ça pèse des kilos, un manuscrit imprimé au recto, en douze points, à double interligne.
— J’en doute pas. Et d’où vient ce soudain regain d’optimisme ? La dernière fois qu’on s’est vus, tu avais l’air découragé.
— Ah, c’est que depuis, j’ai mis les bouchées doubles. J’ai écrit une nouvelle version au passé simple.
— Hein ? Tu m’as pas déjà dit que tu avais tout récrit du passé simple au présent ?
— Oui, et c’était une erreur. J’étais dans l’erreur. Une erreur d’amateur. Le présent, ça manque de noblesse. Le passé, c’est le temps des grands romans, de la grande littérature. « Elle lui donna un coup de poing au plexus solaire qui le mit au tapis. »
— J’aurais dit « asséna », mais je te suis. Et ton manuscrit, il fait combien de pages ?
— Je sais pas, presque quatre cents, à double interligne.
— Et tu as d’abord tout récrit du passé au présent avant d’allumer, de te rendre compte que c’était mieux au passé ?
— Euh, oui. J’étais lancé, j’y croyais, j’étais dans mon erreur d’amateur, dans ma bulle et j’ai tout récrit. C’est seulement après m’être relu comme il faut que je me suis rendu compte que c’était devenu moins bon. Alors j’ai tout récrit.
— Et pourquoi ne pas avoir simplement repris ta version précédente qui était déjà au passé simple ?
— Ha ! Ha ! Ha ! T’es drôle, toi ! Ha ! Ha ! On voit que tu ne comprends pas comment ça marche ! Je n’étais pas pour revenir à la version de mon manuscrit d’il y a deux ans ! Ça aurait été un aveu d’échec, une compromission. Une version moult fois refusée par les éditeurs, en plus. Non, il faut toujours aller de l’avant, il faut récrire, il faut piocher, il faut éviter les raccourcis, quitte à ce que ce soit douloureux.
— Bin coudon. C’est du masochisme, ton affaire.
— Non, c’est de la ténacité.
— Je te comprends pas. Tu es comptable, tu as une clientèle aisée selon tes propres dires, tu gagnes bien ta vie, mais tu t’entêtes à faire semblant d’être écrivain.
— Ayoye. OK. Merci pour les encouragements. T’es pas pire pour faire déprimer le monde, toi.
— Attends, excuse-moi, je sais pas pourquoi j’ai dit ça. J’admire ton acharnement, je veux dire : ta persévérance. Non, mais, qui suis-je pour juger ? Tout ce que j’écris dans la vie, c’est des courriels. Et chacun compte une douzaine de mots au maximum. Allez, je paye la prochaine tournée pour me faire pardonner. Tu prends la même chose ?
— OK, oui, une IPA.
— ’Scuse ! ‘Scuse ! On va prendre la même chose. Deux IPA. Merci.
— Wow, impressionnante, la barbe du serveur. Le look bûcheron à chignon est indémodable.
— Je gage que dans deux ans, toute pilosité faciale va être complètement passée de mode. Ça fait déjà trop longtemps que le phénomène dure.
— J’aimerais te croire. En attendant, c’est nous autres qui sommes out.
— Écoute, ça fait des années que je t’entends disserter sur ton manuscrit, mais j’en ai jamais lu une ligne. T’as jamais pensé à le faire lire par quelqu’un ? Moi, ça m’intéresse. J’avoue que je suis assez curieux...
— Hum. Je sais pas. Oui, je pourrais t’envoyer un PDF.
— Au fond, tu es chanceux d’avoir une activité qui te passionne. Moi, quand je travaille pas, je... Ah, voilà nos bières. Tiens, garde la monnaie. Merci. Bon, bin, à ta santé.
— Santé, euh, merde, il y a un poil dans ma bière.