11 septembre 2018

Passé simple (91) — Mots de mon enfance




Les mots de mon enfance remontent parfois à la surface. Je parle à ma blonde et me vient en tête une expression mille fois entendue jadis : « Va donc t’assire! » Qui disait ça? Assire, variante erronée (mais en usage) d’asseoir. Une vieille blague d’enfant refait soudain surface : « Va donc t’assire, d’oreille! » L’autre jour, j’entends papa qui appelle la salade d’accompagnement « de l’ensilage ». Ça se veut humoristique, je crois. Ça vient d’un vocabulaire que mon père connaît bien : il a côtoyé des bovins toute sa vie, d’abord sur la ferme alors qu’il était lui-même enfant, ensuite comme vétérinaire. J’entends ma mère qui disait d’une jeune personne qui manque de maturité qu’elle « n’a pas le nombril sec ». Dans le rayon anatomique, il y a également « Quand il a quelque chose dans la tête, il ne l’a pas dans les pieds » pour qualifier métaphoriquement une personne têtue. Il me semble aussi entendre maman s’exclamer « Tu parles d’un affaire! » pour exprimer sa surprise. Peut-être disait-elle « une affaire », mais mon cerveau a enregistré « un affaire ». Il m’arrive de sortir ça spontanément. Quand j’étais petit, j’utilisais le juron mozusse, mais c’est bien plus tard dans ma vie que j’ai compris que ce mot est en fait Moses, c’est-à-dire Moïse en anglais. Un blasphème devenu véniel en changeant de langue. Un jour, au retour de l’école, il y avait eu du chamaillage et, les hostilités terminées, le petit N***, à bonne distance, le visage rouge de colère, m’a crié l’insulte suprême : « Maudit cave de cul! » C’est drôle et triste à la fois. Il n’existe pas l’équivalent d’un album souvenir pour les mots. La langue flotte sur le temps et fuit avec lui. L’enregistreuse brisée qui me tient lieu de cerveau a quand même réussi à en conserver quelques bribes; ils font partie de moi, comme tout le reste. Mon enfance est faite aussi de mots. Mon enfance n’est pas un film muet.