[C’est sans doute une variante du syndrome de Stendhal: la visite d’une librairie à grande surface peut faire naître en moi un vertige, accompagné d’une forte poussée d’aquoibonisme littéraire. J’ai déjà témoigné de ce mal ici il y a cinq ans. Malheureusement pour vous, le seul remède que j’ai trouvé pour me guérir de cette affection est d’en faire état ici. Nous nous excusons d’avance pour les inconvénients.]
Sur deux étages, tant de livres, tant de livres, alignés dans des rayons, empilés sur des présentoirs, de beaux livres neufs, propres, intacts, au dos bien droit, qui sentaient la bonne colle, un stock impressionnant, à vue de nez, si on les eût alignés, d’accord, on ne se serait pas rendu à la lune (384 400 km), on n’aurait pas réussi non plus à faire trois fois le tour de la Terre (120 225 km), mais, quand même, si on les eût alignés, il y en aurait eu pour des kilomètres et des kilomètres, il y avait tant de bouquins dans cette librairie à grande surface que c’en était intimidant, l’offre était si généreuse, des milliers, des dizaines de milliers de livres, ça donnait à croire qu’on avait tenté présomptueusement de réunir toutes les publications disponibles dans le circuit commercial, tous pays confondus, qu’il s’agît de nouveautés, de rééditions ou de fond de catalogue. Une telle profusion donnait le vertige, il y avait plus de livres dans cette librairie que la population de cette ville ne pourrait jamais en lire.
Malgré l’abondance, les clients qui faisaient la queue aux caisses tenaient tous dans leurs mains les mêmes quelques titres, ceux-là qui étaient empilés sur des tables installées bien en évidence près de l’entrée, les fort justement nommés best-sellers, quoiqu’il ne fût pas clair si ce qualificatif était la cause ou l’effet de leur emplacement stratégique.
Un libraire s’est approché de moi et m’a demandé : « Est-ce que je peux vous aider? » et j’ai trouvé ça vulgaire, comme si on était dans une simple boutique de vêtements, comme si ces livres n’étaient qu’à vendre, enfin oui, il s’agissait bien de cela, une librairie est un commerce de vente au détail de livres et, au fond, si un livre se vend, s’il s’achète, c’est forcément un produit de consommation. « Non », lui ai-je répondu, je n’avais pas besoin d’aide, mais j’ai profité de sa présence pour lui demander si tous ces livres étaient bien réels, s’il y en avait tant que ça, je lui ai demandé de me confirmer qu’il ne s’agissait pas d’un décor, d’un trucage et il m’a répondu que non, bien sûr, je pouvais aller voir, je pouvais aller toucher, il s’agissait bien de volumes en papier, comportant du texte imprimé, des histoires, des récits, de la science, des illustrations, tout ça. Mais, lui ai-je demandé, il me semble qu’il se publie des titres continuellement, vous devez en recevoir des nouveaux chaque semaine, comment pouvez-vous ajouter à cette multitude, il n’y a déjà plus de place, les rayons sont cordés serré, les présentoirs craquent sous des gratte-ciel d’exemplaires identiques de livres à succès. « Nous faisons de la place », a-t-il simplement répondu avant de me laisser à mes pensées.
De nouveau seul, c’est-à-dire seul parmi les nombreux autres clients de l’immense librairie, je me suis senti accablé. Tous ces livres. Je tentais de comprendre comment on pouvait « faire de la place », comme l’avait dit le libraire. Attendait-on d’avoir vendu un livre pour le remplacer sur un neuf? Retournait-on aux éditeurs ou aux distributeurs les invendus après qu’ils eurent ramassé la poussière assez longtemps dans les limbes des rayons les plus reculés? À moins que, par un phénomène de dégénérescence, après un certain nombre d’années les livres ne se désagrégeassent, ne redevinssent poussière, comme dirait l’autre? Il faut que la culture ancienne disparaisse pour laisser de la place à la nouvelle, il faut débarrasser les livres que personne n’achète, il faut que les lois du marché opèrent, que le darwinisme commercial fasse son œuvre, sinon, les librairies deviendraient des musées.
J’ai pensé à mon blogue, à mes projets littéraires en cours ou abandonnés, et il m’apparut soudain impératif d’oublier tout ça, de renoncer à ce rêve de voir un jour publié un ouvrage de ma plume. Pourquoi en effet ajouter un livre de plus à ce fleuve littéraire en pleine crue qui souffrait déjà d’un embâcle, qui était déjà sorti de son lit, au point où le sous-sol de la littérature se trouvait inondé de livres jusque là : je réalisais soudain que les efforts déployés par l’industrie littéraire pour décourager les aspirants auteurs étaient parfaitement justifiés, qu’il fallait coûte que coûte contrôler le débit en amont, détourner les affluents, boucher la source. Les éditeurs et autres professionnels de l’édition, les critiques et les auteurs, tous ces gens avaient raison : il y a trop de livres. Il fallait à tout prix harnacher ma petite rivière.
Un volume en évidence sur une table a attiré mon attention, ce roman qui avait inspiré une série télé à succès et qui faisait partie depuis peu de ma liste mentale des livres à lire. J’ai sorti de sous la pile la troisième copie, je l’ai ouverte, je l’ai soupesée, je l’ai feuilletée rapidement, (je ne l’ai pas humée), un beau livre neuf, une couverture sans rides, des pages bien blanches couvertes de caractères bien alignés, je me suis dit que j’allais me l’offrir, autant pour me faire plaisir que pour faire ma part et libérer un peu d’espace dans ce temple des lettres, écoper la cale un petit coup. Après être passé à la caisse, je suis sorti de la librairie et, sur le trottoir, j’ai jeté un œil à mon téléphone, enregistrant l’heure qu’il était et constatant l’absence de nouvelles notifications. J’ai glissé mon téléphone dans ma poche arrière et, ravalant quelque chose qui avait un goût amer, je me suis dirigé vers le métro.
Malgré l’abondance, les clients qui faisaient la queue aux caisses tenaient tous dans leurs mains les mêmes quelques titres, ceux-là qui étaient empilés sur des tables installées bien en évidence près de l’entrée, les fort justement nommés best-sellers, quoiqu’il ne fût pas clair si ce qualificatif était la cause ou l’effet de leur emplacement stratégique.
Un libraire s’est approché de moi et m’a demandé : « Est-ce que je peux vous aider? » et j’ai trouvé ça vulgaire, comme si on était dans une simple boutique de vêtements, comme si ces livres n’étaient qu’à vendre, enfin oui, il s’agissait bien de cela, une librairie est un commerce de vente au détail de livres et, au fond, si un livre se vend, s’il s’achète, c’est forcément un produit de consommation. « Non », lui ai-je répondu, je n’avais pas besoin d’aide, mais j’ai profité de sa présence pour lui demander si tous ces livres étaient bien réels, s’il y en avait tant que ça, je lui ai demandé de me confirmer qu’il ne s’agissait pas d’un décor, d’un trucage et il m’a répondu que non, bien sûr, je pouvais aller voir, je pouvais aller toucher, il s’agissait bien de volumes en papier, comportant du texte imprimé, des histoires, des récits, de la science, des illustrations, tout ça. Mais, lui ai-je demandé, il me semble qu’il se publie des titres continuellement, vous devez en recevoir des nouveaux chaque semaine, comment pouvez-vous ajouter à cette multitude, il n’y a déjà plus de place, les rayons sont cordés serré, les présentoirs craquent sous des gratte-ciel d’exemplaires identiques de livres à succès. « Nous faisons de la place », a-t-il simplement répondu avant de me laisser à mes pensées.
De nouveau seul, c’est-à-dire seul parmi les nombreux autres clients de l’immense librairie, je me suis senti accablé. Tous ces livres. Je tentais de comprendre comment on pouvait « faire de la place », comme l’avait dit le libraire. Attendait-on d’avoir vendu un livre pour le remplacer sur un neuf? Retournait-on aux éditeurs ou aux distributeurs les invendus après qu’ils eurent ramassé la poussière assez longtemps dans les limbes des rayons les plus reculés? À moins que, par un phénomène de dégénérescence, après un certain nombre d’années les livres ne se désagrégeassent, ne redevinssent poussière, comme dirait l’autre? Il faut que la culture ancienne disparaisse pour laisser de la place à la nouvelle, il faut débarrasser les livres que personne n’achète, il faut que les lois du marché opèrent, que le darwinisme commercial fasse son œuvre, sinon, les librairies deviendraient des musées.
J’ai pensé à mon blogue, à mes projets littéraires en cours ou abandonnés, et il m’apparut soudain impératif d’oublier tout ça, de renoncer à ce rêve de voir un jour publié un ouvrage de ma plume. Pourquoi en effet ajouter un livre de plus à ce fleuve littéraire en pleine crue qui souffrait déjà d’un embâcle, qui était déjà sorti de son lit, au point où le sous-sol de la littérature se trouvait inondé de livres jusque là : je réalisais soudain que les efforts déployés par l’industrie littéraire pour décourager les aspirants auteurs étaient parfaitement justifiés, qu’il fallait coûte que coûte contrôler le débit en amont, détourner les affluents, boucher la source. Les éditeurs et autres professionnels de l’édition, les critiques et les auteurs, tous ces gens avaient raison : il y a trop de livres. Il fallait à tout prix harnacher ma petite rivière.
Un volume en évidence sur une table a attiré mon attention, ce roman qui avait inspiré une série télé à succès et qui faisait partie depuis peu de ma liste mentale des livres à lire. J’ai sorti de sous la pile la troisième copie, je l’ai ouverte, je l’ai soupesée, je l’ai feuilletée rapidement, (je ne l’ai pas humée), un beau livre neuf, une couverture sans rides, des pages bien blanches couvertes de caractères bien alignés, je me suis dit que j’allais me l’offrir, autant pour me faire plaisir que pour faire ma part et libérer un peu d’espace dans ce temple des lettres, écoper la cale un petit coup. Après être passé à la caisse, je suis sorti de la librairie et, sur le trottoir, j’ai jeté un œil à mon téléphone, enregistrant l’heure qu’il était et constatant l’absence de nouvelles notifications. J’ai glissé mon téléphone dans ma poche arrière et, ravalant quelque chose qui avait un goût amer, je me suis dirigé vers le métro.