21 mai 2018

Passé simple (64) — Le fantôme de Gérard Vermette (2)

(Source)



Certaines personnes prétendent avoir vu une soucoupe volante. Moi, c’est Gérard Vermette. C’est le matin et je suis avec ma mère à l’Exposition agricole de Saint-Hyacinthe. J’ai quatre ou cinq ans. Il fait beau et chaud, c’est l’été, nous déambulons sur le site. Disons que je porte mes shorts et mon t-shirt de ratine jaune orange. On entend s’approcher une musique amplifiée, avant de voir surgir un drôle de char allégorique : un camion ou un tracteur roulant à basse vitesse tire une plateforme sur laquelle un puissant système de sonorisation crache à pleins poumons une musique pop. En contre-plongée et à contre-jour, comme une apparition divine dans la lumière du soleil de juillet, apparaît un gros homme rond qui chante et danse sur cette scène mobile; il est habillé comme un enfant : shorts à bretelles, t-shirt et casquette. C’est Gérard Vermette, le « comédien et fantaisiste » (dixit Wikipédia). « Gogo-Punch! Ça, c’est l’fun! », répète-t-il, hilare. Dans la version originale de ce souvenir, tout en chantant et en se dandinant, Gérard Vermette joue au bolo, ce « jeu constitué d’une palette à laquelle est attachée par un élastique une balle de caoutchouc qu’il s’agit de faire rebondir » (dixit Antidote). Le camion — c’était peut-être aussi une simple voiture — et sa remorque avancent lentement, fendent la foule, Gérard Vermette interprète sa ritournelle, le cortège passe, la foule se referme sur lui, la musique s’éloigne, le spectacle est terminé et nous continuons notre chemin. Fin du souvenir. Cette histoire est si ancienne qu’elle ne peut qu’être suspecte : j’ai donc fait quelques recherches. Gérard Vermette — certains se souviendront de lui pour ses publicités des Habits Saint-Eustache et le slogan « Je l’aime ma bedaine! » — a effectivement interprété la chanson Gogo-Punch : le 45 tours de cette chanson (Face A, la version française et Face B, la version anglaise) a été pressé en 1971, l’année de mes quatre ans. Grâce aux archives nationales du Québec, j’apprends que cette chanson s’inscrivait dans une manœuvre publicitaire visant à mousser les ventes d’un jouet stupide appelé Gogo-Punch : à la page 14 du journal à potins Télé-Radiomonde du 4 septembre 1971 (Volume XXXII, No 42) se déployait sur une pleine page un reportage de fond sur le lancement du Gogo-Punch, dont le protagoniste principal était bel et bien ce cher Gérard. Cependant, mon souvenir était erroné sur un point important : le Gogo Punch n’est pas la même chose que le bolo, tel que nous l’explique l’article : le joueur se met « une lanière de caoutchouc autour de la tête [à laquelle est attachée une balle par un élastique], la balle se trouvant alors à la hauteur de la taille, et [il emploie] des palettes de bois de 6” par 5 1/2” [pour] balancer la balle au bout de son élastique et de la frapper avec l’une ou l’autre des palettes de bois ». On donne également des précisions sur la tournée promotionnelle entourant ce lancement : « CKVL, en collaboration avec la compagnie GOGOPUNCH ENRG., distribuera des gogo-punchs et des ensembles gogo-punchs comprenant : un tricot de coton Gogo-Punch, un gogo-punch, une lunette gogo-Punch, un disque Gogo-Punch et une affiche géante Gogo-Punch, dans les endroits publics et les centres d’achats. » D’accord, ça semble concorder avec mon souvenir, mais quelques détails posent quand même problème. Cette visite à l’Expo seul avec maman est inhabituelle. Pire, les dates ne concordent pas tout à fait : l’Expo est en juillet, alors que la tournée promotionnelle du Gogo-Punch semble avoir eu lieu à partir de septembre. Un doute subsiste. Maudit rasoir d’Ockham. Je devrai continuer à vivre le reste de mes jours hanté par le fantôme de Gérard Vermette.