12 mai 2018

Passé simple (61) — Mots de famille




Les mots naissent et, parfois, meurent. Dans les sous-sols de la langue s’entassent en couches sédimentaires le vocabulaire et les expressions du passé. On peut prélever des carottes ici et là pour découvrir la distribution des mots anciens, tant dans le temps (verticalement) que dans l’espace (horizontalement). Certains mots se sont propagés largement et ont perduré pendant des siècles, avant de s’éteindre. D’autres ont traversé des fleuves, des continents et des océans, et par un effet de migration, se sont réimplantés loin de leur lieu d’origine. D’autres encore n’ont survécu qu’un temps, concentrés en un lieu, véhiculés par quelques générations de locuteurs à peine. D’autres enfin, comme une grippe saisonnière, ont contaminé de grands pans de la population, ont connu un sommet de popularité soudain avant de disparaître aussi vite qu’ils sont venus. Quelques mots et expressions ont fait leur petit bonhomme de chemin jusqu’à ma famille. J’entends maman dire « c’est pas méchant », une litote qui signifie que quelque chose a bon goût, une espèce de traduction littérale de « it’s not bad »; c’est sa façon pleine d’humilité de s’autocongratuler pour le repas qu’elle a préparé. J’entends ma grand-mère maternelle, à l’époque où elle habitait la maison voisine de la nôtre, m’appeler « mon noir » — c’est une formule affectueuse; on dit « mon noir » ou « ma noire » — et je sens sur ma joue ses gros becs mouillés. À la maison, il est parfois question d’« un petit rien tout nu garni en bleu » — bref, de rien pantoute — ou de se tenir « les fesses serrées pis les oreilles molles » — c’est-à-dire de rester sage. J’entends mon père lancer en guise d’interjection davantage que de juron : « cimetière! », qu’il prononce cimequière; je devine qu’il s’agit là d’un reliquat de la parlure de son enfance dans la campagne lauzonnaise des années 1930-1940. Ce ne sont que quelques mots de famille; il n’est pas question ici du lexique riche et coloré des Jeannois, des Saguenéens ou des Gaspésiens. Mais d’où qu’ils viennent, quelle que soit leur banalité, ces mots font partie du patrimoine familial. Je les transporte en moi avec le reste de mon enfance.



[Ce texte cannibalise cet autre article du blogue.]