4 avril 2018

Passé simple (55) — Diapositives




Lorsque le film était entièrement exposé, le levier servant à préparer la pose suivante bloquait. Il fallait alors rembobiner la pellicule manuellement, à l’aide d’une petite manivelle. On ouvrait ensuite le boîtier de l’appareil, on en retirait la cartouche, qu’on insérait dans l’enveloppe fournie avec la pellicule lors de l’achat, enveloppe qu’on postait à destination du laboratoire Kodak le plus proche. Quelque temps plus tard, on recevait par retour du courrier une petite boîte de plastique contenant deux piles de diapositives. C’est alors seulement que le photographe découvrait si ses talents et le hasard avaient fait que la mise au point, la profondeur de champ, le cadrage et la composition de chaque image — sans parler des qualités photogéniques des sujets — s’étaient parfaitement accordés pour que les photos soient réussies. Les archives photographiques familiales sont surtout constituées de diapositives. Sur trois décennies, des années 1950 aux années 1980, quelques centaines d’images de celluloïd montées dans un petit cadre de carton. On les classait dans des carrousels prêts à être montés sur un projecteur. Chaque carrousel dans une boîte sur laquelle était inscrit au feutre un intervalle de dates. De temps à autre, assez rarement à vrai dire, quelqu’un décrétait qu’il était temps de se faire une séance de projection. On dépliait l’écran, on installait le projecteur et on sortait les carrousels correspondant à la période faisant l’objet d’une soudaine nostalgie. La poussière qui flottait dans le faisceau lumineux du projecteur, le vent chaud qu’il exhalait, l’image sur l’écran toujours floue malgré le soin déployé à faire la mise au point : toutes ces choses faisaient partie de l’expérience. Inutile de dire que la lourdeur des préparatifs décourageait la consultation de cette photothèque. Malgré tout, mes souvenirs ont été façonnés davantage par ces images que par l’expérience des événements représentés. À chaque visionnement, cette version tronquée du passé se confirmait comme la version officielle : les vacances, le camping, les anniversaires, les Noëls. Des années plus tard, j’ai fait numériser toute la collection familiale de diapositives. J’ai redécouvert avec émotion ces souvenirs figés, dont les couleurs s’étaient altérées, tirant souvent sur le bleu ou sur le vert, ma famille maintenant martienne traversant une époque révolue, portant des habits et des coiffures décalées, plantés dans des décors improbables. Trente ans de l’histoire de notre tribu comprimés en un petit tas de fichiers qui fait à peine un gigaoctet, que je peux maintenant consulter à loisir, dont je peux maintenant ajuster les couleurs ou les contrastes. Qui s’ennuie des diapositives?