24 décembre 2017

Pis, ton manuscrit? (S01E06) — Confidences


(Chez le barbier.)


        — Pis, ton manuscrit ?
        — Coudonc, qu’est-ce que vous avez tous à me demander ça ?
        — Je sais pas. Peut-être que tu parles beaucoup de ton manuscrit. Peut-être que je m’intéresse à ce que tu fais. Tu sais, je peux m’exécuter en silence, si tu préfères.
        — Non, c’est pas ça, mais il me semble que j’en parle jamais en général, et que j’en ai jamais parlé ici en particulier.
        — Tu en parles beaucoup en général.
        — Hum. Mettons que je m’en rends pas compte.
        — Comme d’habitude, les cheveux ?
        — Oui, oui.
        — Tu parles beaucoup de toi en général, aussi.
        — C’est ça, dis donc que je suis narcissique tant qu’à faire !
        — J’irais pas jusque là. Par contre, bien qu’on ne se connaisse pas intimement, tu viens ici une fois par mois à peu près, pis c’est suffisant pour que je sache que tu travailles à un manuscrit de roman, je dirais depuis plusieurs années, une espèce de polar qui met en scène un inspecteur qui enquête sur un meurtrier en série. Je sais aussi pas mal de détails de ta vie : comptable, pas de blonde steady, mais des conquêtes à court terme — il me semble que tu couches avec au moins deux de tes clientes —, des vacances dans le Sud l’hiver (avec ta flamme du moment), la fête de ta mère est en juillet, quand tu étais jeune, tu as eu un chien appelé Gravol qui est mort alors que tu avais à peu près douze ans, pis ça t’a marqué profondément, tu en gardes une peur inconsciente du rejet doublée d’un fort sentiment que tout est éphémère. Je pourrais continuer comme ça un bon bout.
        — Gosh.
        — J’ajouterais : je sais tout ça et je ne suis même pas ton ami Facebook.
        — Qu’est-ce que tu veux, quand je viens ici, que je suis assis dans le fauteuil à me faire toiletter, j’ai tendance à me laisser aller à des confidences. C’est rien de plus qu’une façon de meubler le silence.
        — Hm, hm.
        — Pour en revenir à mon manuscrit, je passe par une drôle de phase. J’ai tout récrit au présent de l’indicatif. Ce faisant, j’ai trouvé qu’il manquait de niveaux d’intrigue, alors j’ai ajouté un peu de contexte biographique à mon personnage d’inspecteur : la perte d’un animal domestique en bas âge — je n’ai pas encore décidé si ce serait un chien, un chat ou une gerboise — qui lui aura laissé un traumatisme.
        — Tiens, ça me rappelle quelque chose…
        — C’est un procédé qui me permet de justifier son alcoolisme.
        — Hein ? Ha ! Ha ! T’es sérieux ?
        — Quoi ? Y a rien de drôle là-dedans.
        — Le gars retrouve sa gerboise morte dans sa cage à huit ans, pis à cause de ça, devenu adulte, il sombre dans l’alcoolisme ? Ça me semble un peu tiré par les cheveux.
        — C’est sûr que dis de même, ça marche pas, mais quand c’est amené par petites touches sur cinquante pages, on y croit.
        — Si tu le dis. C’est-tu correct, pour la barbe ?
        — Oui, super.
        — Ça fait combien d’années que tu travailles sur ce manuscrit-là, déjà ?
        — Cinq ou six ans.
        — Je sais pas comment tu fais.
        — On pense pas au chemin parcouru, mais à l’endroit où on est rendu.
        — Pis, t’es rendu où, au fait ? Il me semble que tu m’as déjà dit que tu avais été refusé par la plupart des maisons d’édition québécoises.
        — Oui, mais avec ma nouvelle mouture, ils vont pogner de quoi.
        — Ton optimisme m’épate. T’es comme un gars qui cale dans le sable mouvant pis qui est certain de s’en sortir.
        — Wow, super, merci de tes encouragements. Écoute, plutôt que de me faire douter, tu es supposé me dire d’un ton rassurant : « Il faut pas que tu lâches. Ça va finir par marcher. »
        — Excuse-moi. T’as raison. Écoute-moi pas. Il faut pas que tu lâches. Ça va finir par marcher.