— Pis, ton manuscrit?
— Ah, euh, bof, rien.
— Rien quoi?
— Rien rien. Ça fait du surplace. J’ai décidé de tout récrire la patente au présent de l’indicatif.
— Le présent de l’indicatif?
— Oui. À la place du passé simple. « Il sort son arme » plutôt que « Il sortit son arme ». C’est plus moderne, c’est plus direct.
— J’aurais écrit « dégaine », mais je comprends. Pis, ça va-tu t’aider à le publier?
— Je le sais pas trop. La transition du passé au présent m’oblige à récrire des grands bouts, la dynamique est pas la même; t’es moins dans le récit, plus dans l’action. Il y a des trucs que tu peux pas amener de la même façon.
— Si tu le dis.
— Je suis rendu à la moitié à peu près, pis je suis bloqué. J’ai plus l’intérêt.
— Il faut pas que tu lâches. Ça va finir par marcher.
— Les désirs des éditeurs sont bien mystérieux, les chances des auteurs anonymes, bien aléatoires. Non, je t’avoue que je suis tanné de récrire les mêmes phrases. Ça fait cinq ou six ans que je gosse là-dessus.
— Six ans? Je sais pas comment tu fais. Ça me fait penser à mon oncle Augustin qui a passé une partie de sa vie à remonter un vieux Chevrolet Impala des années cinquante à partir d’une carcasse qu’il avait trouvée à la scrap. Il faisait venir des pièces par correspondance de partout aux États bien avant l’invention de l’Internet. Il en a même fait usiner certaines sur mesure. Il sortait jamais de son garage. C’était une obsession. Ma tante Mariette, excédée, l’a quitté au début des années quatre-vingt. Il a peu à peu perdu tous ses amis. Mais que veux-tu, c’était sa passion. Il est mort du cancer à soixante-dix ans, tout seul, alors qu’il n’avait toujours pas réussi à faire démarrer le moteur de son antiquité roulante.
— Eh, bin. Méchante comparaison.
— Je me rappelle, le pauvre mononcle Gus qu’on voyait une fois par année, à Noël, chez les grands-parents, la barbe pas faite, du cambouis sous les ongles, qui parlait juste de son Chevrolet Impala pis de ses pièces antiques. Toi, au moins, tu parles pas tout le temps de ton manuscrit.
— Non! Certainement pas! C’est toi qui m’a parti là-dessus. J’en parle jamais. Le moins possible. C’est pas intéressant.
— C’est vrai qu’un comptable qui parlerait tout le temps de son manuscrit sans avoir jamais rien publié, ça ferait bizarre.
— C’est un peu ça l’idée. Euh, on se commande-tu un autre verre?
— Envoye donc. Je prendrais bien un refill.
— Pardon? Pardon? On va prendre un autre verre. La même chose. Merci.
— Sinon, la business va bien?
— Pas pire, j’ai une clientèle assez aisée. Mes tarifs sont à l’avenant.
— T’as pas un éditeur dans tes clients?
— Non. Des producteurs télé, quelques artistes, des A. Les éditeurs ont pas d’argent de toute façon. Pis toi, l’informatique, ça roule?
— Ah, qu’est-ce que tu veux, on est nés à la bonne époque. Tout est informatisé, rien ne fonctionne comme ça devrait : y a de la job, y a de la job! Ceci dit, je fais plus vraiment de l’informatique. Je suis rendu en gestion de projet.
— Ah.
— Les autres font de l’informatique, moi, je m’arrange pour que leur travail aboutisse. Et c’est pas gagné d’avance, c’est moi qui te le dis. Car tu connais l’humain, sa propension naturelle à procrastiner, à tourner en rond, à ne pas comprendre les consignes simples, à chercher le plaisir à court terme. Si tu as pas un gars comme moi pour mettre la pression, les projets aboutissent pas.
— OK, en gros, tu combats la nature humaine.
— Non, je la compense.
— Et puisque l’humain changera jamais, ta job est assurée.
— Mets-en! C’est exactement comme vous autres, les comptables : qui a envie de faire son rapport d’impôts?