26 novembre 2017

Pis, ton manuscrit? (S01E01) — Ghost writer


(Chez Marie-Saturne, cliente et maîtresse.)


        — Pis, ton manuscrit?
        — Tu sais, le catalogue du Salon du livre? C’est la liste de toutes les maisons d’édition qui l’ont refusé. J’en suis à la cinquième mouture et ma collection de lettres de refus est plus épaisse que le manuscrit lui-même.
        — Il faut pas que tu lâches. Ça va finir par marcher.
        — Bien sûr que non. Je n’y arrive simplement pas. C’est rendu que je suis persona non grata chez les éditeurs : mes courriels de soumission sont automatiquement éliminés par leurs filtres à pourriels. On m’ignore. Tu ne peux pas comprendre : toi, tu es connue, on te voit à la une du Elle Québec, tu as un fan-club. Ton nom est une marque de commerce. Tiens, ça me donne une idée.
        — Bon.
        — Pour enfin réussir à publier, je pourrais écrire ta biographie.
        — Quoi ?
        — Je pourrais écrire ta biographie. Tu sais les livres qui passent presque pour des autobiographies, mais dont la page couverture dit en petits caractères : « Propos recueillis par Untel ». Bin Untel, ça serait moi. Écoute, tout le monde voudrait éditer ça, la bio d’une actrice connue. Je vais te l’écrire.
        — Pas question.
        — Oui, oui ! J’inventerais le scénario classique, l’enfance misérable, les débuts difficiles, la rédemption. Je raconterais comment tu as arrêté de boire.
        — Je n’ai pas arrêté de boire.
        — Je peux te créer un père violent, un agent à la main baladeuse, un ex toxique : c’est toi qui choisis.
        — Arrête.
        — Je suis prêt à tout pour être publié. À la limite, on en fait une fausse autobiographie, mon nom n’apparaît même pas et on passe ça pour ta prose. Tu n’as jamais rêvé de publier un livre?
        — (Soupir).
        — C’est ça, je veux être ton ghost writer. Le scribe anonyme qui se cache derrière la femme célèbre.
        — Pense-z-y même pas.
        — Je veux être ton alter ego, le Paul Pavlowitch de ton Émile Ajar, l’Émile Ajar de ton Romain Gary, le pseudonyme de ton pseudonyme, le prête-nom de ton prête-nom...
        — L’ombre de ta main, l’ombre de ton chien; c’est bon, j’ai compris. Oublie ça.
        — Je peux t’inventer une vie. La vie que tu désires. Sous ma plume, tu peux devenir parfaite, en tout cas plus parfaite que tu ne l’es déjà. Ou alors, je te mettrai en scène dans une fausse autofiction sulfureuse : oui, l’autofiction, le sulfureux, le scandale : les critiques littéraires adorent ça. Ça va être un hit !
        — Pitié.
        — Je suis prêt à tout pour être publié.
        — Tais-toi. Plus tu dis ça, moins j’ai envie de coucher avec toi.
        — Bon, OK d’abord, je me ferme.
        — Tiens, voilà mes factures, pour mes dépenses.
        — Hum.
        — Arrête de bouder. C’est pas parce que tu es un écrivain raté et que tu es mon comptable que je te désire moins. Allez, viens ici, mon chum revient pas avant cinq heures. Viens donc, je te dis.
        — (Soupir). Tu me fais bander. Tu me rends heureux. C’est ça, le problème. Les écrivains, les vrais, sont frustrés et misérables. Plus je te fréquente, plus ma libido fleurit, plus je ne te quitte pas, moins je deviens un écrivain.
        — Ferme-là, accepte donc ta condition de comptable. Viens, on va dans la douche.
        — Ah, pour ça, tu sais que tu peux toujours compter sur moi.