[Je crois comprendre par mes fréquentations des réseaux sociaux que certaines personnes vouent une haine viscérale de la course à pied. Si vous êtes une de ces personnes, je vous recommande fortement de ne pas lire le texte qui suit et de vous réfugier dans la section des sports de votre quotidien favori, là où il n’est question que de sujets confortables, comme le hockey et le base-ball. Si au contraire le sujet ne vous rebute pas, vous trouverez ici le récit de mon troisième marathon. L’histoire se déroule à Ottawa, le 29 mai 2016.]
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(By Hellerhoff (Own work) [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons) |
J’arrive au site du départ une bonne heure d’avance, le cœur fébrile, mais les jambes pleines de doutes. La tête remplie de soucis, également : depuis quelques mois, la vie est un peu compliquée. J’ai malgré tout réussi à me mettre dans les jambes l’essentiel de mon plan d’entraînement. Ce furent cinq mois pendant lesquels l’échec de l’an dernier m’a accompagné fidèlement, courant à mes côtés chaque kilomètre. On annonce une météo caniculaire; les organisateurs sont inquiets et redoutent que les coureurs en surchauffe et déshydratés tombent comme des mouches. Mais à sept heures ce dimanche matin, il ne fait même pas vingt degrés et grâce au couvert nuageux et à une légère brise, la température est tout à fait tolérable.
Le cœur fébrile, les jambes pleines de doutes. pic.twitter.com/RLvue9uZu2— Le machin à écrire (@machinaecrire) May 29, 2016
Je suis déterminé à prendre ma revanche sur l’humiliant abandon de l’an dernier, vers le vingt-cinquième kilomètre, pour cause de genou défaillant. Ce bon vieux syndrome du tractus ilio-tibial. Le bilan de cet échec m’a emmené à conclure avec une belle candeur qu’un meilleur échauffement, entre autres choses, aurait pu contribuer à prévenir cette blessure. En attendant l’heure du départ, je fais donc comme il se doit un jogging léger pour échauffer la machine. De même, dès le départ de la course, je modère mes transports et vise une cadence modeste dans les vingt premières minutes. On ne me refera pas deux fois le coup de l’inflammation du tendon.
Je règle ensuite les moteurs sur la cadence visée pour la durée de la course, conformément à mon plan d’entraînement et à mon objectif pas très secret de tenter de battre le temps de mon premier marathon, réussi il y a deux ans. (Récapitulons mes réalisations de marathonien du dimanche jusqu’alors : marathon complété en moins de quatre heures en 2014, abandon en 2015.) Je surveille ma montre GPS et ajuste en continu ma vitesse. Pas d’excitation, pas de folies. Tout va bien pendant un moment, il ne fait finalement pas trop chaud, je me sens en forme, la mécanique tient la route et je maintiens le rythme. Vers le quinzième kilomètre, cependant, je sens une fatigue dans le genou droit, rien de bien douloureux, mais je redoute de vivre le même genre de défaillance que l’an dernier. Par précaution, je diminue la vitesse, joue la carte d’un plan B que j’estime honorable et j’avale les kilomètres.
Passé la moitié du parcours, la douleur se confirme. C’est encore tolérable, mais ça ne s’en ira manifestement pas. Je suis forcé de ralentir encore. La colère plus que le découragement m’envahit. J’ai quand même le plaisir d’atteindre puis de dépasser l’endroit où l’an dernier j’ai dû abandonner la course, près du pont Alexandra qui relie Hull (pardon, Gatineau) à Ottawa. Ça ne va pas bien, je ne vais plus très vite, mais au moins je cours. Tous les espoirs sont encore permis. Plus se rapproche le fil d’arrivée et plus je veux terminer cette maudite course. Je préfère un résultat décevant à l’abandon : n’importe quoi pour ne pas revivre le fiasco de l’an dernier. Je continue.
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Les choses deviennent plus sérieuses sur les derniers quinze kilomètres. Je dois m’arrêter pour m’étirer le genou. Je repars d’un jogging léger. Je répéterai ce manège de plus en plus souvent à mesure que je progresse et que la douleur augmente. Les lapins de cadence et leur suite compacte me dépassent un à un : 3 h 50, 4 h 00, 4 h 10... Ça me permet de mesurer combien se creuse l’écart avec mon objectif initial. Ô combien présomptueux je fus ! Seul point positif : ma lenteur m’évite tout problème d’épuisement. Pas de mur pour les escargots.
Sens-tu venir la catastrophe, cher lecteur? Comprends-tu que cette histoire ne comporte aucun réel suspense? À ce point du récit, espères-tu une rédemption? Un miracle? À défaut d’un dénouement heureux, aspires-tu à une conclusion prodiguant un enseignement profond sur la détermination face à l’adversité? Je comprends tes attentes. Les réseaux sociaux sont faits pour montrer à quel point notre vie personnelle est formidable et, bien sûr, j’aurais pu me limiter à ne publier dans Facebook qu’un portrait me montrant tout sourire, une médaille au cou, sans plus de détails. Mais, au risque de gâcher la chute, je dirai les choses comme elles sont : mononcle a bel et bien fini son marathon, mais sur les rotules. En effet, j’ai bien passé la ligne d’arrivée, mais le sentiment d’accomplissement, comme le chrono, fut catastrophique. C’est une histoire banale, j’en conviens, il ne faut quand même pas dramatiser, combien de participants au marathon ont abandonné dimanche dernier sans en faire tout un plat et un article de blogue? Tout au plus demeurèrent-ils silencieux quant à leurs résultats, blessés et embarrassés, alors que leurs amis s’affichaient, hilares et fiers sur leur page Facebook. Les losers sont des gens discrets.
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(Source) |
Les trois derniers kilomètres d’un marathon sont les plus éprouvants. Les trois derniers kilomètres du marathon d’Ottawa sont carrément cruels. Vers le trente-neuvième kilomètre, on est tout près de l’arrivée et une foule compacte de supporteurs nous encourage bruyamment. L’ambiance festive nous porte et tous les espoirs sont soudain permis. On suit le parcours et, longeant le canal, on s’éloigne peu à peu de cette foule, l’excitation retombe et on se retrouve à souffler, au bout du rouleau, en se rendant compte qu’on est en train de s’éloigner du fil d’arrivée et qu’il faudra encore faire tout ce chemin sur l’autre rive du canal, dans l’autre direction. Dans la procession des coureurs, il se fait alors un lourd silence alors que chacun est rattrapé par ses doutes. Heureusement, sur les cinq cents derniers mètres, c’est le retour des supporteurs et des encouragements, la ferveur est à son comble et, porté par les cris, par la musique techno, par une dernière goutte d’adrénaline, on passe enfin la ligne d’arrivée. Tous les marathoniens du dimanche ayant terminé Ottawa vous le diront : ce petit détour déprimant suivi de ce climax triomphal rendent la réussite particulièrement mémorable.
Pour ma part, ça se passe plus platement. Sur les trois derniers kilomètres, je dois carrément mettre fin à mon trot léger et je me vois réduit à marcher. À claudiquer plutôt. Même ce mouvement m’est pénible et je prends de nombreuses pauses pour m’étirer la jambe et le genou, espérant ne pas être en train de me blesser pour de bon. Par fierté autant que par entêtement, je me traîne clopin-clopant et passe enfin le fil d’arrivée le cœur gros, même pas content d’en avoir fini.
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Notre héros, tout piteux, franchit la ligne d'arrivée (la reproduction ici de cette photo est en complète violation du copyright) |
Je suis le genou de Georges. Je suis un petit taquin. Depuis le début de l’année, j’ai couru quelques centaines de kilomètres sans me rebiffer. Je plie à la demande. J’articule rondement. J’ai contribué à chacune des longues sorties de l’hiver et du printemps sans que mon propriétaire ait à formuler à mon endroit quelque commentaire négatif. De plus, ce cher Georges a fait ses étirements post-course avec une discipline presque sans faille. Je ne peux que l’en féliciter. Hier encore, je pétais le feu. C’est pourtant aujourd’hui que j’ai choisi, en ce jour du marathon tant anticipé, pour refuser de faire un effort de plus de vingt kilomètres sans flancher. Je suis un genou Diva. Un grand sensible. Lorsqu’on me pousse trop, je m’irrite. Je suis le genou et le talon d’Achille de Georges.
La course terminée, le coureur de fond du dimanche mettra de la glace sur son bobo et prendra du repos. Il fera son examen de conscience. Il tentera d’identifier les failles dans son entraînement et dans son plan de course. Le pauvre désire s’améliorer; il veut surtout ne pas en reperdre. Il se sait capable de compléter la distance mythique avec un temps qui lui semble acceptable. Il l’a déjà fait, il pourra répéter l’exploit. Le battre, peut-être.
Le coureur de fond du dimanche et son genou ont la tête dure et fomentent déjà une revanche. Leur reste encore à déterminer l’endroit et le moment de cette nouvelle bataille et surtout, les détails du long chemin à suivre pour s’y rendre.