20 février 2016

L’écriture au bout des doigts

Tracer des signes

Comme tout le monde, j’ai appris à écrire en lettres cursives dès mon plus jeune âge. Le dessin de ces lettres attachées m’a toujours semblé laborieux, les courbes et fioritures de chaque lettre, le fait que, bien qu’on puisse tracer les mots d’une traite, il faille quand même lever le crayon et revenir sur nos pas pour ajouter les barres sur les T et les points sur les I et les J. La forme de certaines lettres me semblait aussi trop éloignée de celle qu’on retrouvait à l’imprimé; cette écriture enfantine manquait de sérieux.

Au fil des années, j’ai développé une calligraphie plus très attachée, assez lâche, un peu chaotique, je l’avoue, qui m’autorise à dessiner une lettre de plusieurs manières selon l’élan du moment. En fait, j’écris laborieusement et le résultat n’est pas très lisible.

Par ailleurs, je n’écris plus que pour prendre des notes que je ne relis pas. En particulier, au bureau, je remplis annuellement plusieurs cahiers de gribouillis (1), des notes griffonnées rapidement, pendant une conversation, pendant une réunion, pour moi-même, que je ne relis à peu près jamais, des notes qui sont souvent une simple façon de me rappeler les choses, ou des notes que je prends seulement au cas où. Au bureau, j’écris aussi régulièrement au feutre sur un tableau blanc, au grand dam de mes collègues qui peinent à décrypter ma calligraphie. Sinon, j’écris aussi chaque semaine une liste d’épicerie. Et de temps à autre, un mot dans une carte de souhaits. À part ça, je ne pratique plus du tout l’écriture manuscrite.

L’écriture mécanique

Lorsque j’étais jeune, nous avions à la maison une machine à écrire. C’était une dactylo entièrement mécanique, dont il fallait presser les touches avec fermeté pour actionner le mécanisme et faire en sorte que le caractère frappe avec suffisamment de force le ruban encreur. Je tapais difficilement, une lettre à la fois. Ces machines fonctionnaient de telle manière que lorsqu’on atteignait presque la marge de droite, une cloche sonnait, indiquant qu’il était temps de faire un retour de chariot: on poussait le petit bras pour débrayer le chariot et le ramener sur la marge de gauche. Le texte produit n’était pas du tout uniforme: les lettres plus ou moins bien imprimées, les lignes plus ou moins alignées verticalement, la marge de droite très irrégulière. C’était quand même lisible, en tout cas plus propre qu’un texte manuscrit.

À part pour quelques travaux scolaires, j’ai très peu utilisé la machine à écrire familiale. D’abord, cela demandait trop d’effort physique, mes petits doigts raides sur le clavier mécanique, ça finissait par me donner des crampes dans les avants-bras. Ensuite, le résultat était dans l’ensemble esthétiquement peu attrayant, on était bien loin d’une page imprimée. Et il y avait surtout l’incapacité à corriger le texte a posteriori, sauf en utilisant du correcteur liquide, cette peinture blanche opaque qu’on appliquait sur nos coquilles avec un petit pinceau, un peu comme une femme applique du verni sur ses ongles.

Dompter QWERTY

L’ordinateur est apparu dans ma vie alors que j’étais adolescent. C’était l’époque des micro-ordinateurs qu’on branchait à un téléviseur et dont le système d’exploitation consistait en un interpréteur du langage BASIC. Si les logiciels de traitement de texte offerts sur ces machines étaient plutôt rudimentaires, on pouvait quand même composer son texte à l’écran, le corriger à loisir et produire un imprimé (2). Avec ce genre de système, la principale contrainte était d’apprendre les nombreux codes de fonction par cœur. Sur le premier ordinateur familial, je sauvegardais mes textes (et mes programmes) sur des cassettes quatre pistes.

Au Canada, les francophones en général et le Québec en particulier sont considérés comme une anomalie; pour les États-Unis, le Canada n’est qu’une excroissance de son marché intérieur. C’est probablement pourquoi les Québécois, de la machine à écrire à l’ordinateur, ont dû s’accommoder du clavier QWERTY, conçu à l’origine pour les Anglo-saxons. À force d’entraînement cependant, j’ai réussi à développer une certaine dextérité. Évidemment, je n’ai pas la technique des dactylos diplômées des collèges de secrétariat d’antan, ces femmes dont la compétence se mesurait jadis en mots par minute. Je tape tout de même à une bonne vitesse, bien que je fasse, je l’avoue, un usage abusif de la touche d’effacement arrière.

Le cerveau (pas le mien, le cerveau en général) est une bien belle invention et je m’émerveille de ma capacité à m’adapter à la géométrie et à la touche particulière de chaque ordinateur que j’utilise. Je passe par exemple de ma machine personnelle de la maison à mon PC vétuste du bureau sans trop de heurts (malgré les sacres d’usage lorsque, par réflexe, mon doigt presse la mauvaise touche).

L’écriture au bout des doigts

Je n’ai aucune nostalgie de l’écriture manuscrite, aucun fétichisme des belles plumes et des carnets Moleskine. Je n’ai pas l’impression d’écrire plus intensément (ou plus véritablement) à la main. Peut-être ma conception de la vie manque-t-elle de romantisme. Peut-être suis-je platement cartésien. Qu’importe?

Certains écrivent sur des bouts de papier, dans des carnets, sur une machine à écrire ancienne, dans leur téléphone (j’en suis), sur un ordinateur, dans une pièce appelée bureau, dans la solitude, en public, à la maison, dans des cafés, dans le silence, avec de la musique, en écoutant la télé, en fumant la cigarette ou un joint, en vapotant, en buvant du thé, de l’alcool, en continu pendant des heures, par intermittence, en riant, en pleurant, le matin, le jour, le soir, la nuit, assis, debout, couché, frénétiquement, sereinement, pour le plaisir, par obligation, en se grattant sans arrêt le nez ou en se tournant une couette, les yeux fermés, les deux pieds dans la même bottine. Chacun sa façon: la meilleure méthode est celle qui permet de traduire en mots le flux des idées produites par le cerveau sans le ralentir; la meilleure méthode est celle qui permet de finir ce qu’on a commencé.

Depuis longtemps, ce qui fonctionne le mieux pour moi est l’ordinateur: mes doigts qui tapent irrégulièrement sur le clavier deviennent l’extension physique de ma pensée, les mots surgissent plus ou moins laborieusement dans mon esprit et sont traduits à la volée par le biais de ce petit tapotement sur les touches de plastique. Le texte apparaît devant mes yeux, d’un clic, je peux faire une recherche dans le web, vérifier la signification ou l’orthographe d’un mot, revenir au texte. Je ne dessine pas, j’écris. Ce n’est pas la production des signes qui occupe ma pensée, c’est la production de langage et de sens. Je tape. Je me suis habitué à l’interface, j’ai assimilé ses imperfections, mon esprit ne fait plus qu’un avec l’ordinateur et le texte avance, parfois (souvent), il recule avant de s’élancer de nouveau, je flotte sur le texte écrit, y butine, retouche des mots et des phrases ici et là dans ce va-et-viens, élimine des pans de texte, pas en le raturant, mais en faisant magiquement disparaître le texte honni, et ça se poursuit et ça avance, la seule chose qui compte est que le fil ne se brise pas, que rien ne vienne distraire le flux, que les mots continuent de surgir plus ou moins laborieusement, jusqu’à ce que ce qui devait être écrit soit écrit, relu, récrit, révisé, jusqu’au dernier mot, jusqu’au point final.


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Notes:

  1. Ces notes sont accompagnées de schémas tous semblables, des diagrammes formés de boîtes, de cercles et de bonhommes allumettes, parfois d’un nuage, reliés par des flèches. J’ai l’impression de passer une portion significative de mon temps au bureau à refaire des déclinaisons du même dessin stupide.
  2. Les documents produits par les imprimantes matricielles de l'époque n’étaient guère plus beaux que les tapuscrits des machines à écrire, avec leur texte pâlot aux contours imprécis et leur typographie rudimentaire et pixellisée.