26 mai 2015

Le quatrième mur

Après une longue, trop longue période à alterner inutilement entre le trottinement et la marche, je me décide : ça suffit. Il est inutile de continuer. Trop de douleur, trop de chemin à parcourir. Je traverse le mur invisible et quitte la procession des coureurs.

Je me retrouve sur le trottoir. Je fais quelques étirements, pour la forme. Je ne suis plus dans la course. Je marche sur le bas-côté en me demandant comment je vais faire pour me rendre jusqu’au site de l’arrivée, qui est encore bien loin. J’atteins en claudiquant un point de ravitaillement, passe derrière les tables remplies de petits verres d’eau et de Gatorade. Je suis backstage. Le public crie des encouragements, les bénévoles s’activent, les coureurs courent. Un type remplit un bac d’eau pour y tremper des éponges multicolores. Je continue, penaud.

Vérifiant sur mon téléphone, je comprends que je ne suis pas trop loin du site principal de la course en prenant le chemin le plus court. Trois kilomètres environ. Je m’éloigne du parcours et des supporteurs bruyants. Je traverse les rues tranquilles d’Ottawa un dimanche matin. Il n’y a plus de course, il n’y a que l’échec.

Cinq mois et des centaines de kilomètres d’entraînement pour ce stupide abandon. La confiance du coureur de fond du dimanche est une chose fragile. Que s’est-il passé? Frapper le mur, disons, au trente-deuxième kilomètre aurait été une fin plus honorable. Mais connaître ce problème de mécanique élémentaire apparu bien trop tôt dans la course? J’avais déjà de sérieux doutes sur ma préparation à quelques jours du départ, d’accord, mais jamais je n’aurais cru être à côté de la plaque à ce point. Il est trop tôt pour tenter de comprendre. J’avance cahin-caha et je ravale. La blessure au genou est superficielle, celle à l’amour-propre sera plus longue à guérir.

J’atteins le site. Il y a foule. Déjà bien des coureurs sont arrivés. Médaille au cou, ils sont accueillis par leurs proches, racontent leur expérience, fatigués et hilares. Les nuages se sont dissipés, c’est une belle matinée de mai. Le flot des athlètes se déverse toujours sur le site, des milliers de supporteurs surveillent l’arrivée. Ça crie, ça applaudit. Je me rends compte que j’ai faim. Mais il n’y a pas de collation gratuite pour les lâcheurs. J’ai l’impression d’être un fantôme ou de me retrouver dans une fête à laquelle je n’ai pas été invité. Je retire mon dossard et le glisse dans ma poche.

Il ne me reste plus qu’à attendre Jojo. Je vérifie sur mon téléphone la dernière mise à jour de sa progression. Elle a passé le kilomètre trente-cinq. Bonne nouvelle : elle tient le coup. Si je suis chanceux, peut-être la verrai-je arriver?

Et voilà. La transformation est complète : me voilà devenu spectateur.