3 mai 2015

Fin entrouverte

— Monsieur, je peux vous aider?
— Bonjour, oui, c’est pour un remboursement.
— Oui?
— C’est ce livre. Il est défectueux.
— Ah, monsieur, je suis désolé, on ne rembourse pas les livres.
— Mais il est défectueux.
— Regardez l’affiche juste ici. Ce sont nos conditions de vente. Il est clairement indiqué que les livres ne sont ni remboursables ni échangeables.
— C’est inacceptable.
— C’est la politique.
— Donc, même si vous m’avez vendu ce livre et qu’il est défectueux, vous ne voulez pas me le rembourser.
— On pourrait dire ça comme ça, oui.
— Je veux voir votre supérieur.
— (Soupir.) Ça ne changera rien, monsieur. Les livres ne sont pas remboursables.
— J’insiste, je veux voir votre supérieur.
— D’accord, je vais chercher ma patronne. Un moment.
— (…)
— Bonjour monsieur, que puis-je faire pour vous?
— Bonjour madame. J’ai acheté ce livre chez vous il y a deux mois et je viens de découvrir qu’il est défectueux. Voici la facture originale. Je voudrais me faire rembourser.
— Ah, je suis désolée, cher monsieur, mais les livres ne sont pas remboursables. Vous voyez l’affiche, juste là? Ce sont nos conditions de vente. Il est dit ici que « les livres ne sont ni remboursables ni échangeables ».
— Je comprends mais…
— Écoutez, notre politique est tout à fait raisonnable. Si n’importe qui pouvait acheter un livre, s’en aller chez lui, le lire bien tranquillement et nous le rapporter ensuite, comment pourrions-nous rester en affaires?
— Je veux bien, mais ce livre en particulier est défectueux.
— Défectueux. Et, me dites-vous, vous venez vous en plaindre deux mois plus tard?
— Il s’agit d’un livre de plus de six cent pages. Ça prend un peu de temps à lire, quand même.
— Et qu’est-ce qui cloche avec ce livre?
— Eh bien, après avoir mis deux mois de ma vie à lire cette brique à coup d’une dizaine de pages par soir, après m’être attaché aux personnages, m’être investi émotionnellement dans l’histoire, je me suis rendu compte qu’il manquait des pages à la fin de l’ouvrage.
— C’est à dire?
— Il semble qu’il y ait eu une erreur d’impression. Le texte s’arrête abruptement avant que l’histoire ne trouve son dénouement.
— Ah.
— C’est assez frustrant. J’ai lu ce bouquin pendant deux mois et je ne saurai jamais comment l’histoire se termine. J’aimerais bien que vous me le remboursiez ou alors, ce qui serait encore mieux, que vous me le remplaciez par une copie complète.
— Hum. Je peux voir?
— Bien sûr. Regardez, ici, à la dernière page, la phrase se termine abruptement.
— Oui. Hum. Je ne sais pas. Attendez un moment, je vais chercher un libraire.
— (…)
— Bonjour monsieur, que puis-je faire pour vous?
— C’est ce livre. Il est défectueux.
— Vous êtes bien conscient de notre politique de retour, n’est-ce pas?
— Oui, oui, ni échange ni remboursement. Mais ce livre est défectueux.
— Et qu’est-ce qui ne va pas?
— Il manque une ou plusieurs pages. Regardez, le texte s’arrête en plein milieu d’une phrase, ici, à la six cent soixante-septième page. Paf. Je ne saurai jamais comment ça finit.
— Hum. Je vois. Je crois qu’il y a méprise. C’est un effet de style. C’est voulu par l’auteur.
— C’est voulu?
— Oui, dans ce livre, cet auteur a voulu insister sur le destin inachevé du protagoniste, créer en quelque sorte la parfaite fin ouverte : la phrase suspendue. C’est très ingénieux.
— Voilà qui est plutôt bizarre. Après presque sept cent pages, c’est totalement inattendu et très frustrant. Je ne sais pas…
— Lisez avec moi : « Il quitta la librairie son livre sous le bras, bien décidé à » Vous ne trouvez pas que cette suspension est géniale? La détermination du personnage, l’action à venir? Tous les futurs sont possibles avec une telle fin.
— Je vous avouerai que je ne suis pas tout à fait convaincu.
— Monsieur, ce livre est parfaitement fonctionnel, je vous l’assure.
— Si vous le dites. En tout cas, c’est le dernier livre de cet auteur que j’achète, ça c’est certain.
— Je conviens que ce n’est pas nécessairement aux goûts de tout le monde. Je peux faire autre chose pour vous, monsieur?
— Non, ça ira. Merci.
Il quitta la librairie son livre sous le bras, bien décidé à

*

— Alors, tu as réussi à le calmer?
— Oui, je l’ai convaincu; la fin ouverte, le procédé littéraire ingénieux, tout ça.
— Bon. J’espère qu’il ne reste plus aucun exemplaire de ce maudit livre sur les rayons, je n’en peux plus des plaintes.
— Il n’y en a plus. Pas plus tard qu’hier, j’ai renvoyé au distributeur les dernières copies.
— Bon débarras. Euh, à propos, tu l’as lu, ce livre?
— Oui. Et c’est pas mal du tout, en fait. Particulièrement la fin.
— Je ne comprends pas. Malgré la fin tronquée? Malgré l’erreur d’impression?
— Qui a parlé d’une erreur d’impression?