12 avril 2015

Égocycle

Cela faisait dix ans que Pierre-Olivier se rendait quotidiennement au travail en monocycle. Dix ans à rouler sur une roue, été comme hiver, sans égard à la météo. C’est donc dire toute la fierté qu’il ressentit lorsqu’une journaliste le remarqua enfin et fit de lui le sujet d’un reportage aux nouvelles télévisées de dix-huit heures. Bien entendu, la journaliste ne manqua pas de souligner combien ce moyen de transport était insolite. On le voyait pédaler frénétiquement, comme c’est l’usage avec ce genre d’engin; on le voyait rouler dans le trafic, rouler dans la neige, descendre quelques marches. On l’entendait même parler : il expliquait que, bien que tout le monde se retournât sur son passage, le monocycle était pour lui un moyen de locomotion tout ce qu’il y avait de plus normal.

Ce topo télévisé de deux minutes trente-cinq secondes lui permit de goûter un moment aux joies du vedettariat. Ses parents, amis et collègues de travail se dirent impressionnés et le félicitèrent — tout en continuant par ailleurs à trouver pour le moins étrange cette lubie pour le cycle à une roue. À quelques occasions, des passants lui envoyèrent la main alors qu’il progressait cahin-caha sur sa monture.

Or, une fois les effets du reportage dissipés, Pierre-Olivier ressentit un grand vide. Il continuait à rouler tous les jours sur son machin, mais n’en retirait plus la même satisfaction; il lui semblait que dorénavant les passants l’ignoraient. Peu à peu, sa passion s’émoussa. Il en vint à réaliser que le monocycle représentait au fond un moyen de transport peu pratique, qui n’avançait pas très vite et exigeait un effort physique démesuré. L’engin fut bientôt oublié dans le fond d’un placard, Pierre-Olivier ne se déplaçant plus qu’à pied, en autobus ou en métro, comme tout le monde.


C’est donc dire toute la fierté qu’il ressentit lorsque, cinq ans plus tard, sa photo fut publiée à la une du Journal de Montréal : au lendemain d’une de ces fameuses tempêtes du siècle, on le voyait se promener en ski de fond au beau milieu d’une rue du centre-ville.


(Source: LaPresse+, 16 mars 2017)