![]() |
(source: cbc.ca) |
« Il faut savoir quand tu fais des blagues, que si tu t’en vas sacrer un coup de pied dans le cul d’un grizzly, bin, que le grizzly va se choquer. Faut que tu aies cette conscience là. (…) Est-ce que la blague vaut le fait que le grizzly me court après? Des fois, c’est oui, des fois, c’est non. »
Jean-René Dufort, animateur et humoriste, à l’émission La soirée est (encore) jeune, 17 janvier 2015
« We are a responsible news organisation. (…) Charlie Hebdo was provocative. (…) For us reproducing the images is (…) reproducing something that is offensive to people in a mainstream major religion. »
David Studer, director of journalistic standards and practices at CBC, 8 janvier 2015
« (…) je préfère mourir debout que vivre à genoux. »
Stéphane Charbonnier dit Charb, assassiné le 7 janvier 2015
[Ce dialogue a été traduit de l’anglais.]
LE REDACTEUR EN CHEF, s’adressant au comité de rédaction — Bon. Suite aux tragiques événements de Paris, on nous demande de définir notre ligne éditoriale relativement à cette nouvelle crise des caricatures. On se souviendra du bordel de 2006 suite aux caricatures danoises. Notre position était claire à l’époque et elle n’a pas changé : notre journal informe, mais sans offenser ses lecteurs et les communautés.
LA CHEF DE SECTION POLITIQUE INTERNATIONALE — Bref, on ne publie pas les dessins représentant Mahomet.
LE REDACTEUR EN CHEF — En effet. On ne les publie pas. Écoutez, malgré toute la réserve dont fait preuve la ligne éditoriale de notre journal, nous recevons bon an mal an une douzaine de mises en demeure de diverses associations religieuses. Je n’imagine même pas le déluge de plaintes si on se risquait à reproduire ces caricatures. On ne va pas faire exprès de jeter de l’huile sur le feu. Donc, non, il n’est absolument pas question de publier ces dessins.
LE CHEF DE SECTION FINANCE — Trop de polémique fait fuir les publicitaires. Ça peut avoir un impact positif à très court terme sur notre plateforme Web, parce que ça attire des lecteurs curieux, mais ensuite, la controverse grossit et ça ne peut que nous faire mal.
LA CHEF DE SECTION POLITIQUE INTERNATIONALE — Quel manque de courage. Des journalistes et des dessinateurs sont morts pour défendre la liberté d’expression et nous, on se couche?
LE REDACTEUR EN CHEF — Bon, tout de suite les grands mots. D’abord, je ne suis pas certain que ces satiristes puissent être qualifiés de journalistes. Ensuite, je le répète, ce compromis n’affectera en rien notre couverture de l’affaire. Nous publierons des photos, mais en nous assurant que les dessins offensants sont hors cadre. Écoutez, ce n’est pas vous qui devez répondre aux requêtes de l’ombudsman et aux plaintes des lobbies. On a assez de problème comme ça, à produire un journal avec une équipe réduite et un tirage en chute libre, on ne va pas courir après les poursuites judiciaire en plus. Et je ne veux pas mettre mon personnel en danger.
LE CHEF DE SECTION ARTS ET DIVERTISSEMENT — En danger?
LE REDACTEUR EN CHEF — Oui, en danger. Parce qu’on s’entend que les petits comiques de Charlie Hebdo l’avaient un peu cherché, non?
LA CHEF DE SECTION POLITIQUE INTERNATIONALE — Quoi? Mais c’est dégueulasse! Avouez donc qu’il n’est pas question d’offusquer ou non les lecteurs. Ce qui vous fait peur, c’est la réaction des lobbies. Voilà où on en est : les limites à la liberté d’expression sont définies par les lobbies. Notre liberté d’expression est inversement proportionnelle à leur capacité à engager les meilleurs avocats. Et le lobby le plus puissant, évidemment, c’est celui des terroristes, qui savent manier la Kalachnikov! Voilà la vraie motivation de cette auto-censure : la peur. Vous avez peur, vous et les propriétaires de ce journal, vous avez la chienne d’avoir des plaintes, des poursuites et, qui sait, du grabuge.
LE REDACTEUR EN CHEF — Claire, calmez-vous.
LA CHEF DE SECTION POLITIQUE INTERNATIONALE, se levant et considérant tous ses collègues — Vous n’êtes que des peureux. Des hypocrites. Nous n’avons pas à nous plier aux us et coutumes définis par une religion. Nous n’avons pas à jouer le jeu des extrémistes. La vérité ne vous intéresse pas. Le journalisme ne vous intéresse pas. Pas question que je participe à cette mascarade!
Elle quitte la salle de réunion en claquant la porte.
LE REDACTEUR EN CHEF, après un bref moment de silence — Bon. Claire a toujours été du genre idéaliste. J’irai lui parler tout à l’heure.
LE CHEF DE SECTION SPORTS — N’en demeure pas moins qu’elle a un peu raison, au fond. Qu’est-ce qui nous empêche objectivement de publier ces dessins?
Toutes les personnes présentes se tournent vers lui. Lourd silence.
LE CHEF DE SECTION SPORTS — Je dis ça, mais qu'est-ce que j’en sais, je ne suis que le chef de la section des sports, n’est ce pas?
LE REDACTEUR EN CHEF — En effet. Et il y a cette histoire du remplacement de l’entraîneur-chef des Leafs de Toronto suite à son congédiement…
LE CHEF DE SECTION SPORTS — Oui, oui, ils ont nommé un entraîneur intérimaire. On va couvrir ça. On a une entrevue exclusive pour demain.
LE REDACTEUR EN CHEF — Parfait. Donc, je résume : nous ne voulons pas offusquer nos lecteurs en général et la communauté musulmane en particulier. Voir ou non ces dessins ne change rien à la compréhension de la nouvelle. Par conséquent, nous ne publions pas les caricatures controversées. Et notre couverture des événements de Paris n’en demeure pas moins du plus haut niveau journalistique. Et pour exprimer tout notre soutien à la liberté d’expression, il y aura en une un grand bandeau « JE SUIS CHARLIE ». Des questions?
Silence.
LE REDACTEUR EN CHEF — Tout le monde est d’accord?
LES UNS — Oui, oui, bien sûr.
LES AUTRES — OK, pas de problème.
LE REDACTEUR EN CHEF — Parfait. Je vais rédiger un éditorial non signé expliquant notre positionnement, lequel sera publié demain. Bon, nous avons encore beaucoup de boulot avant le bouclage, alors au travail messieurs, dames.
Tous se lèvent et quittent la salle de réunion.