22 janvier 2015

Le manuscrit

        « Es-tu certain d’avoir essayé assez fort?
        — Je t’ai envoyé à plusieurs éditeurs, qui t’ont tous refusé.
        — Plusieurs?
        — Oui, plusieurs. Pas tous les éditeurs de l’univers, mais ceux qui me semblaient pouvoir être intéressés par ce genre de truc.
        — C’est-à-dire?
        — Bin, j’ai suivi les instructions de leur site web, à la page Soumission de manuscrit : lisez d’abord tout notre catalogue et envoyez-nous votre manuscrit seulement s’il correspond strictement à notre ligne éditoriale. Ah oui : et s’il révolutionne la littérature moderne.
        — OK, disons que tu m’as soumis à une petite poignée d’éditeurs. Est-ce suffisant? Pourquoi pas m’envoyer à toutes les maisons d’édition du Québec? Ou de la francophonie? Je répète ma question : es-tu certain d’avoir essayé assez fort? Tu sais que le succès arrive aux persévérants, aux têtes de cochon.
        — Écoute, il me semble avoir fait ce que j’avais à faire. J’ai choisi les éditeurs québécois qui me semblaient correspondre à… Ah et puis, je ne suis quand même pas pour te soumettre aux éditeurs de livres de recettes!
        — Je considère que je mérite des efforts plus soutenus. Je représente quand même le travail de cinq ans de ta vie, ce n’est pas rien.
        — Christ! Comme si je le savais pas déjà. Cinq ans! Tout le sang que j’ai sué pour te faire naître. J’ai pas besoin de tes petites remarques arrogantes pour me le rappeler.
        — Bon, alors, il se passe quoi maintenant? Tu vas m’éliminer?
        — Je ne crois pas, non. Je vais t’oublier un moment, je verrai bien si un jour…
        — Ah, c’est ça : tu vas me laisser moisir dans ton disque dur comme l’autre, là, ton premier effort, un autre cinq ans gaspillé qui gît dans son répertoire en compagnie de ses quarante brouillons et de ses amies les lettres de refus. Je te trouve pas mal lâcheux.
        — Sois poli, Chose. Oublie pas que je peux faire de toi ce que je veux. Et à bien y penser, tu as raison, je pourrais très bien te glisser dans la petite poubelle virtuelle ici…
        — Non! Attends! Et l’auto-édition, tu y as pensé, à l’auto-édition?
        — Bin oui, c’est ça : l’auto-édition. Tu as déjà entendu parler d’un roman auto-édité, toi? Tu as déjà rencontré des gens qui te louangent le dernier roman auto-édité qu’ils ont lu? Ne te fais pas d’illusion : les romans à compte d’auteur n’existent simplement pas. Laisse-moi t’expliquer comment ça marche. Devant les auteurs, il y a les éditeurs. Ce sont les cerbères du système, ceux qui en contrôlent l’entrée. Derrière les éditeurs, il y a les distributeurs, ceux qui font circuler les livres, qui les apportent jusqu’aux lecteurs. Ensuite, il y a les libraires, qui sont la vitrine, le point de chute où les lecteurs s’approvisionnent. Tout le marketing littéraire est assujetti à ce système. Impossible de le court-circuiter : les éditeurs en possèdent les clés. L’auto-édition, c’est se condamner à vendre quelques exemplaires à sa famille et à ses amis. Il me semble que tu mérites mieux.
        — Alors, on fait quoi maintenant?
        — On attend les réponses des soumissions en cours. Quelques mois encore. Ensuite, on verra. Peut-être que ça fera comme la dernière fois : je commencerai un nouveau projet qui m’emballera, que je jugerai plus abouti et peu à peu je finirai par te trouver moche, par ne plus voir que tes défauts et bientôt, tu ne seras plus pour moi qu’une ébauche ratée.
        — Hum. Bon. C’est un peu dur à entendre, je t’avoue. Mais ai-je le choix. C’est toi qui décides. Alors, on attend, c’est ça? Tu me laisses là, dans un dossier, tu ne m’ouvres plus, tu m’ignores?
        — C’est ça, je t’oublie. Pas question de relire une seule de tes lignes. Je t’ai assez lu, relu et bichonné. Je t’ai assez trituré. Ne le prends pas mal, mais je ne suis plus capable de te sentir. Même que tu me répugnes un peu, à la limite. C’est simple : il faut qu’on s’oublie.
        — Facile à dire, c’est pas toi qui t’emmerdes dans ce répertoire avec les autres losers, là, Manuscrit numéro 1 et toutes ces ébauches abandonnées.
        — Bon, assez discuté. Ciao.
        — Mais… »

        Il ferme le document. Il fixe un moment l’écran vide, soupire et éteint l’ordinateur.