23 août 2014

Comment j’ai gentrifié le Plateau et pourquoi tu feras de même dans le Mile End

J’ai grandi dans une ville de région, un de ces patelins où il est possible de connaître le nom de presque toutes les rues par cœur. Dans les années 1980, à même pas vingt ans, j’emménage à Montréal pour y entreprendre des études universitaires. Je n’habite qu’un petit appartement sur le campus de l’Université de Montréal, mais, happé par l’énergie de la métropole, par la liberté soudain acquise, il devient clair pour moi qu’ayant maintenant appris à voler, je ne retournerai plus dans le nid familial.

Je n’ai rien contre le quartier Côte-des-Neiges, mais un jeune adulte qui découvre la vie et la ville finit par prendre l’autobus et aller voir ailleurs. Je parle de l’époque d’avant la ligne bleue, alors qu’il n’y avait d’autre moyen de transport sur Édouard-Montpetit que la 51. Terminus métro Laurier, coin Saint-Joseph et Berri, aux portes du Plateau-Mont-Royal. Je pousse bientôt l’exploration et découvre dans ce coin-là un environnement favorable : des boutiques de livres et de disques d’occasion, des cafés, des bars. Mon univers montréalais s’agrandit. Et je passe de plus en plus de temps sur le Plateau.

Comme moi, d’autres jeunes gens venus étudier à Montréal convergent vers ce quartier dont il est facile d’apprécier les rues commerçantes près des stations de métro, les appartements relativement bon marché, les dépanneurs à tous les coins de rue, les grands parcs et l’ambiance jeune et décontractée. Le genre de quartier où on peut faire un pique-nique au parc le dimanche après-midi, le genre de quartier où on peut aller voir Les Colocs en spectacle au Quai des Brumes.

Quelque temps plus tard, mon diplôme universitaire en poche, je déménage sur le Plateau, où j’ai maintenant mes habitudes. Que voulez-vous, ça peut paraître étrange, mais je suis comme ça : j’aime les milieux de vie agréables et le fait de pouvoir faire mes courses à pied; j’apprécie les bouquinistes et les cafés. Par contre, et j’ai un peu honte de l’avouer, les tavernes de mononcles de l’avenue du Mont-Royal et les greasy spoons me laissent de glace. Plusieurs de mes amis font comme moi : la demande pour les appartements du Plateau est forte.

Nous prenons de l’âge, nos carrières prennent leur envol. On voit de plus en plus de poussettes sur les trottoirs, d’enfants dans les parcs. La population autrefois vieillissante fait place à de jeunes professionnels et des artistes qui font leur chemin dans la vie. Les années passent. Des familles rénovent leur appartement, osant solidifier les planchers tout croches et moderniser les cuisines et les salles de bain vétustes. Peu à peu, des commerces ferment, d’autres les remplacent. La minuscule épicerie fait place à un supermarché, le dépanneur miteux à une fruiterie, la petite librairie devient une grande. Le quartier change : quelle catastrophe!

Nous étions débarqués à Montréal avec l’ambition de refaire le monde. On reprochera à ma génération d’avoir refait le Plateau-Mont-Royal en l’embourgeoisant.

Le quartier attire de plus en plus de monde et devient une destination touristique. D’étranges commerces thématiques apparaissent. Boutiques spécialisées dans la tomate, le saumon, les fromages au lait cru, l’huile d’olive, les jouets écologiques : c’est la monoculture commerciale. Les restaurants et les débits de boisson se multiplient à l’infini. Le Plateau est hot, la demande dépasse l’offre et la spéculation immobilière fait le reste. Plusieurs de mes amis partent en banlieue. D’autres restent. La population du quartier vieillit, dorénavant formée de professionnels au mitan de leur vie, qui roulent en voiture de luxe et habitent des maisons rénovées à neuf et totalement hors de prix. Presque trente ans ont passé. Plus personne ne parle du Plateau, sauf ces gens de l’extérieur de Montréal qui se moquent des bourgeois bohèmes, mais la bohème a disparu; ils se moquent d’un quartier qui n’existe plus, qui n’a jamais existé. Ils se moquent d’un monde qui a migré ailleurs.

Il m’arrive moi aussi de m’ennuyer du bon vieux temps, mais je me raisonne : on n’a plus vingt ans et le plus vieux rentre bientôt au cégep.


*


Pendant ce temps, aux confins du Plateau-Mont-Royal, dans sa frange nord-ouest, se développe le Mile End. C’est le nouveau quartier des artistes, celui des restaurants, des galeries d’art et des boutiques branchées. Le quartier où convergent des jeunes de partout au Canada. Bien sûr, il m’arrive de me moquer du look des résidents du Mile End, c’est presque trop facile : la barbe, les lunettes de corne, les chemises à carreaux, la tuque même l’été, les tatouages, la guitare en bandoulière — ils sont tous semblables. Je fais ça sans méchanceté, mais avec cette jalousie typique que ressent le vieux mononcle envers la jeune génération.

Or voilà : les hipsters vieillissent aussi. Ils aiment leur quartier et ne voudront pas le quitter. Ils gagneront leur vie et feront de l’argent. Ils fondront une famille. Apparaîtront bientôt des poussettes sur les trottoirs et des enfants dans les ruelles. Le prix des appartements augmentera, au gré des rénovations — il faudra bien un jour que quelqu’un s’occupe de ces fondations pourries datant du début du XXe siècle! La demande immobilière dépassera l’offre. On verra un peu moins de vélos et un peu plus d’automobiles. Ça ne sera pas bien long, Mile End, fais le plein de nostalgie parce que bientôt, tu diras ne plus te reconnaître. Maman et papa aux tatouages délavés qui vont s’acheter des bagels en poussant un landau. Les appartements convertis en condos. L’hypothèque et la garderie à payer.

On déplorera alors ce qu’est devenu ce quartier, pendant que les artistes essaimeront ailleurs en ville, dans un autre quartier offrant des appartements bon marché et un mode de vie décontracté, un quartier qui deviendra bientôt le nouvel épicentre des artistes et de la jeunesse branchée.