Passé le fil d’arrivée, je dérive dans la foule compacte qui laboure la pelouse détrempée du parc La Fontaine. Tout le monde parle de la côte de la rue Berri. Il y a trop de monde. Je grelotte. J’envoie un texto à Jojo ne sachant pas si elle a terminé. Le signal est faible, le réseau surchargé à cause de tous ces gens qui essaient de téléphoner à un proche pour lui demander « T’es où? » ou lancer avec satisfaction « J’ai fini! ». J’ai un peu de difficulté à réfléchir, je peine à estimer l’heure de l’arrivée de Jojo, partie après moi. Je croise un groupe de jeunes qui bavardent. Il est question de l’ascension de la côte de la rue Berri. Cette côte est dans toutes les conversations.
Moi, dans la côte Berri, d’accord, j’ai souffert, mais je la connais bien, cette côte, je la monte souvent en Bixi, j’en connais la pente, je gravis régulièrement à la course d’autres rues parallèles menant à Sherbrooke (Amherst ou Saint-André par exemple), je savais à quoi m’attendre. Ma souffrance est surtout venue d’ailleurs. D’abord, en traversant le Pont de la Concorde. Quand je l’ai atteint, en quittant l’île Notre-Dame, la pluie s’est mise à tomber franchement, le vent soufflait de face, il faisait froid et je me suis soudain senti bien misérable. Je venais de passer le dixième kilomètre, à peine la mi-course, et je m’imaginais assez mal me battre ainsi contre les éléments tout le reste de l’épreuve. Plus tard, après avoir quitté le Vieux-Montréal, montant Amherst depuis Viger, quelque part entre le dix-septième et le dix-huitième kilomètre, j’ai senti la jauge d’énergie passer du jaune au rouge et ce, malgré les quelques petits verres de boisson sportive, malgré le gel énergétique (du sucre) et la demi-banane déjà ingérés. Je réalisais que mon problème était plus profond qu’une simple panne de glucides, c’étaient les jambes qui commençaient à manquer, la gravité qui me rattrapait, et sérieusement. Le faux plat qui mène de là à la fameuse côte de la rue Berri m’a été plus douloureux que la côte elle-même : ces mille, mille cinq cents mètres m’auront fait douter de ma capacité à garder ce rythme que je tentais de m’imposer et qui me permettrait en principe de battre mon record personnel. N’avais-je pas ces dernières semaines manqué d’assiduité dans mon entraînement?
Le demi-marathon fait 21,1 km. La décimale est significative. Bien que le sol semblât parfaitement plat, la gravité dans ces cent derniers mètres fut pour moi bien pire que dans la côte Berri. Les jambes lourdes, je me voyais incapable d’accélérer malgré le pied au plancher, cette personne devant moi que je poursuivais depuis des kilomètres et que je ne rattraperais jamais. J’aperçus le chronomètre au-dessus du portail de l’arrivée, la mesure objective de mon échec : je n’y arriverais pas, je n’établirais pas un nouveau record personnel. Je franchis le fil d’arrivée le motton dans la gorge, quand même heureux d’avoir terminé sans blessure et en un morceau.
Je frissonne. Jojo ne répond pas à mes textos. Je me rends compte qu’elle est sans doute toujours en chemin. Je décide d’aller récupérer mes affaires. Là aussi, il y a foule, j’attends en file en claquant des dents. J’enfile bientôt un chandail sec. Ça va un peu mieux. Je croise ensuite des collègues de bureau, nous papotons un moment, nous racontant nos malheurs. Autour, des groupes dissertent au sujet de la fameuse côte Berri. J’envoie d’autres textos à Jojo, m’en vais faire un tour. Au bout d’un moment, je me rends compte que j’ai raté un appel, il y a un message, c’est elle qui me donne rendez-vous au point de récupération des sacs.
Lorsqu’elle m’aperçoit, son sourire me confirme qu’elle a bel et bien réussi à terminer son premier demi. Je l’embrasse en réalisant la raison d’être de ces courses organisées : faire le plein d’instants mémorables. Nous rentrons à la maison.