12 juillet 2012

Où l’écriveron amateur, après force jérémiades, se convertit au scrapbooking

Comment un simple fichier Word peut-il m’intimider à ce point? Je joue à l’autruche, je fais l’innocent, je regarde ailleurs. Je procrastine. Ou alors, je butine. J’ouvre le fichier et n’y ajoute qu’un mot. Quelques notes. Un paragraphe, parfois. Une page, les bons jours. Est-ce bien sérieux? Est-ce écrire que tout cela? Où en suis-je déjà? Page 45? Mais encore? Quelle est l’histoire? Où s’en va donc cette intrigue? Qui sont ces personnages? Ne forment-ils qu’un troupeau d’oies que je pousse au petit hasard (dixit Queneau)? Finiront-ils par voir la lumière du jour ou resteront-ils cachés dans leur petit fichier, dans ce petit tiroir virtuel du disque dur de mon ordinateur? D’accord, c’est entendu, je ne suis qu’un amateur (dixit Queneau, encore, merde, c’est à croire qu’il m’en veut personnellement). Un dilettante. Je suis la jeune fille qui écrit son journal en secret. Je suis le retraité qui rédige laborieusement ses mémoires. Et je suis le petit comique qui frime sur les réseaux sociaux. Ah! Combien de niaiseries faudra-t-il que j’écrive dans Twitter, combien de suiveux faudra-t-il que j’y perde quotidiennement, combien de textes faudra-t-il que je ne publie pas dans mon blogue, ce racoin désert de l’Internet où nulle âme ne s’aventure, combien de mois devront encore s’écouler à pousser des oies vers nulle part pour qu’enfin j’en vienne à la conclusion qui s’impose : tout cela est une formidable perte de temps, je ferais bien mieux de mettre mon énergie ailleurs, comme tout le monde, par exemple m’investir de toutes mes forces dans mon travail et me bâtir quelque chose qui ressemble à une carrière, ou alors me trouver une passion, de celles qui n’impliquent aucun résultat particulier (« je suis un épicurien »), ou dont la réussite n’est mesurée que relativement à mes propres capacités (« j’ai fait mon premier demi-marathon »), et ainsi oublier une fois pour toutes cette puérile et insignifiante recherche d’une approbation et d’un lectorat, ce stupide espoir d’une naissance littéraire (car il est dit qu’on ne devient écrivain que lorsqu’on est finalement publié, ne l’oublions pas). Quel est donc mon problème? Pourquoi ces angoisses? N’y a-t-il donc rien de bon à la télé? Tiens, pourquoi pas me lancer dans le scrapbooking, c’est une belle activité ça, le scrapbooking, on va chez Omer DeSerres, on achète plein de belles choses, des cahiers, de petits accessoires décoratifs, des feutres et des plumes multicolores et on se gosse de beaux scrapbooks, dans lesquels on colle nos photos, on y fait des mises en page élaborées, on y écrit de beaux petits textes à la limite poétiques, on y met en scène ses enfants et les dernières vacances et son petit chaton tout mignon et la dernière lasagne qu’on a cuisinée, rien de plus beau en effet qu’une belle photo de lasagne décorée de petits gugusses rappelant l’Italie, par exemple une tour de pise découpée dans un magazine, un petit drapeau italien, et même de vrais macaronis, pourquoi pas des macaronis, parce qu’il est aussi permis de coller des objets en trois dimensions dans un scrapbook, oh! c’est à la limite subversif, non? Oui, bon, d’accord, je dis ça sans vraiment savoir ce qu’est un scrapbook, mais il paraît que c’est joli et que ça demande un bel investissement de temps perdu (parce que c’est bien de ça dont on parle, ici, n’est-ce pas, de perdre du temps), et il paraît que ce genre de passe-temps permet de rencontrer des gens intéressants, des personnes qui aiment les jolies choses, l’artisanat et les tubes de colle, oui madame, et ce n’est pas comme être assis tout seul devant son ordinateur à inventer des histoires, non, un scrapbook, on peut le montrer à ses amis (à ses amies, surtout, je crois), à sa maman, et tous ces gens peuvent nous dire : Oh, quel beau scrapbook, comme c’est adorable, comme tu travailles bien de tes mains. Et en plus, tu peux rencontrer, chez Omer DeSerres ou ailleurs, disons via des pages Facebook ou des blogues spécialisés, tu peux rencontrer, dis-je, d’autres passionnés de scrapbooking, échanger des trucs, parler technique, entre fans, ça te fait un cercle d’amis qui partage un intérêt commun. Bon, je ne dis pas ça parce que je tiens absolument à socialiser au sujet de mon activité d’écriture, car, au fond, qu’est-ce que j’aurais à en dire? Aurais-je envie d’ergoter sur la notion de sous-texte, sur les thématiques sous-jacentes à l’histoire, les effets de style et de narration, que sais-je, je ne sais pas trop de quoi ça parle des écrivains (des vrais) quand ça se fréquente; mais peut-être aussi que mon problème, c’est que je suis un peu sauvage, de toute façon, et que je suis bien tout seul chez nous à écrire devant mon ordinateur. Et je ne suis pas non plus du genre à prendre mon pied à faire le poseur en société, en famille, avec mes amis, au bureau ou ailleurs, à me la jouer artiste, à me péter les bretelles, à laisser tomber des « Voyez comme je suis formidable, moi, j’écris des romans »; qu’est-ce que ça peut bien faire, en quoi cela devrait-il épater la galerie, est-ce plus extraordinaire que le gars qui passe ses week-ends à rénover sa maison depuis trois ans et qui a maintenant un beau chez-soi super neuf et moderne et tendance, quand il reçoit de la visite les gens s’exclament « C’est donc bin beau, on se croirait dans le magazine Chez soi, t’as vraiment fait ça toi-même? » Au moins le maniaque de la rénovation, il a quelque chose à montrer à son monde (il a aussi beaucoup à faire entendre à ses voisins comme je peux le constater tous les week-ends d’été que je m’installe dans mon jardin et que mes voisins empoisonnent à grand renfort de scie ronde, de pelle mécanique et de marteau-piqueur; il semble que dans mon quartier il n’y ait que moi qui pitonne des textes la fin de semaine plutôt que de jouer du marteau). Et voilà. Le maudit fichier est là dans mon ordinateur et je fais semblant de ne pas le voir, je sais qu’il est là et je sais qu’il sait que je sais qu’il est là, il m’attend avec un sourire moqueur, et quand je prends mon courage à deux mains et que je l’ouvre pour bizouner un peu dedans, je sens que dans son for intérieur, il me traite d’incapable, d’amateur, d’écrivain raté. Et en effet, j’ai une blonde, j’ai une bonne job, j’ai de quoi me payer la télé câblée, je me suis même mis au jogging (bin oui, la quarantaine!), bref, en principe, j’ai tout ce qu’il faut pour être heureux et passer du bon temps quand je ne suis pas au boulot, pourquoi faudrait-il que je m’invente un personnage d’artiste, pire, et ce texte en est la preuve concrète, d’artiste incompris, ce qui n’est au fond qu’un synonyme de perdant, de loser, n’est-ce pas? Tiens, je vais m’asseoir et me plaindre par écrit, ça va me faire du bien. Allez, mille deux cent cinquante mots pour rien, pour tenter de se prouver qu’on peut encore écrire, qu’on est encore capable, et surtout pour éviter à tout prix d’ouvrir ce maudit fichier, ce fameux fichier, celui qui aura ma peau, cette peau que je défendrai bec et ongles, à coup de mots, à coup de phrases, de paragraphes, pour enfin voir cette œuvre se faire, envers et contre tout. Parce que c’est pas compliqué : c’est ça ou le scrapbooking.