─ Docteur, je suis inquiet.
C’est pourquoi je tenais à vous voir.
─ Oui, bien sûr. Allongez-vous et
racontez-moi.
─ Voilà : j’ai une
compulsion d’écriture. Je me demande si c’est normal. J’écris des romans et je
ne suis pas écrivain. Bon, ce n’est pas que je m’adonne si souvent à cette activité,
mais celle-ci s’ajoute à ma vie de tous les jours : j’ai un emploi à temps
plein, une femme dans ma vie et une vie sociale. Mais j’écris quand même autant
que possible, c'est-à-dire quand j’ai un moment de libre, quand les idées
viennent et quand j’ai l’énergie pour m’y mettre. Et puis, même quand je
n’écris pas, ça m’obsède. J’y pense tout le temps.
─ Et ça vous cause des
désagréments? Dans votre quotidien, par exemple?
─ Je ne sais pas. Peut-être. Par
exemple, le week-end dernier, j’ai passé une partie de mon dimanche après-midi à
décrire un garage.
─ Un garage?
─ Oui, décrire un garage. Et un
garage imaginaire, qui n’existe pas réellement, en plus. Laissez-moi vous
expliquer : ce garage a son importance dans mon roman, par rapport à son
cadre thématique, à sa géographie, à la psychologie des personnages. Il fallait
donc que j’en fasse la description. C’était pour moi essentiel. Ça faisait des
semaines que j’y réfléchissais. Alors dimanche dernier, j’y ai mis, disons, un
bon trois heures. Et tout ça pour à peine deux pages. Deux pages. Ce n’est pas
un peu absurde?
─ Les week-ends ne sont-ils pas
faits pour ce genre d’activité?
─ Je ne sais trop. Si vous vous
rappelez, dimanche dernier était ensoleillé, sans doute une des dernières
belles journées de l’automne. D’autres que moi seraient sortis ramasser des
feuilles dans le jardin, seraient allé reconduire leurs enfants à la piscine ou
à l’aréna, auraient fait une promenade sur le Mont-Royal avec leur conjointe,
que sais-je? Moi, j’étais dans la maison, assis à l’ordinateur, à décrire un
garage. Un garage, merde! Lundi matin, quand je suis arrivé au bureau, autour
de la machine à café, tout le monde se racontait sa fin de semaine; je suis allé me réfugier dans mon cubicule!
─ Mais cette activité d’écriture
vous apporte une satisfaction, n’est-ce pas?
─ Euh, oui, bien sûr.
─ Alors, c’est ce qui compte,
non?
─ Je ne sais pas. J’écris, et
alors? L’an dernier, j’ai terminé un premier roman. D’abord content du
résultat, je l’ai envoyé à quelques éditeurs qui l’ont tous – et Dieu merci! – refusé.
J’ai alors fait une relecture et avec le recul – et bien que j’aie investi à
peu près quatre ans de mes temps libres dans cette entreprise – je me suis
rendu compte que moi-même, j’aurais probablement refusé ce manuscrit, eussé-je
été éditeur. Trop de verbes à la première personne et pas assez d’action. Bref,
je me suis résigné à abandonner ce manuscrit dans le fond d’un tiroir (virtuel)
du disque dur de mon ordinateur. Et j’ai entrepris un nouveau projet. J’en suis
à la page 45 à peine, mais je crois que ça va être assez génial. Et ça
m’obsède. Vous me demandez si cette activité d’écriture m’apporte une
satisfaction? Oui, bien sûr. Mais en même temps, tout cela me semble si futile!
Imaginez, disons, un écrivain publié. Ou une personnalité connue. Ou un type
qui a des relations dans le domaine de l’édition. Ou tout ça à la fois. Il
écrit. Pour lui-même, sans doute, poussé par une compulsion ressemblant à la
mienne, mais en même temps, il sait qu’étant un auteur publié ou une
personnalité connue ou un gars qui a des relations, la probabilité que ce qu’il
écrit finisse par être publié est assez grande. Alors, il écrit, mais pas tout
à fait uniquement pour lui-même. Et ça donne tout son sens à cette activité littéraire,
n’est-ce pas? Car sans la promesse d’un lecteur, écrire, aligner du texte,
empiler des pages, tout ça est, à mon avis, une activité totalement nombriliste
et inutile. Et donc futile.
─ Je comprends ce que vous dites.
Mais cette passions de l’écriture – parce qu’on peut plus simplement appeler
cela une passion, n’est-ce pas? – cette passion, donc, n’est pas pire que celle
d’un adepte de la philatélie, par exemple. Collectionner des timbres peut
sembler futile pour certaines personnes alors que ceux qui s’y adonnent en retirent
une grande satisfaction.
─ La philatélie! Mais ça n’a rien
à voir! La philatélie, c’est concret; le philatéliste a quelque chose à montrer,
une collection, des albums, des timbres rares. Et quoiqu'on en pense,
la philatélie est une activité assez sociale. J’en sais quelque chose, je m’y
suis moi-même un peu adonné lorsque j’étais enfant. Il y a des clubs et des
associations, des salons et des expositions, les philatélistes se rencontrent, partagent
leur expertise, troquent des timbres : bref, il y a toute une activité
sociale au-delà du classement en solitaire de vignettes dans des albums. Aussi,
une collection de timbre a une valeur intrinsèque. Ça peut valoir son pesant
d’or. Tout cela est bien loin de la rédaction d’un roman par un écrivain
amateur. Que valent ces fichiers dans le disque dur de mon ordinateur? Comment
pourrais-je montrer cet embryon de roman à quiconque sans me sentir ridicule?
Non, je continue à me demander à quoi tout cela rime et pourquoi je passe
autant de temps à rédiger ces machins; je me demande si cette activité
égocentriste n’est pas malsaine et s’il n’y a pas moyen de m’en délivrer. Car,
en effet, à quoi bon me donner toute cette peine?
─ Oui. Bon. Hum. Avez-vous pensé
à publier vos textes dans un blogue?