Ce matin-là, le savant était occupé à tenter de résoudre une conjecture mathématique ancienne et particulièrement rebelle lorsque des policiers se présentèrent chez lui. Ces messieurs lui annoncèrent que sa Grandeur Despotique le convoquait et qu’il devait les suivre sans délai. On lui donna à peine le temps de mettre son paletot. Une limousine les attendait dans la rue. Ils traversèrent la ville en direction du Palais National sans qu’un seul mot ne soit prononcé.
Arrivés au palais, les policiers l’escortèrent, traversant des halls, gravissant des escaliers et parcourant des corridors jusqu’à un cabinet richement décoré, où le Grand Despote en personne les attendait, assis derrière un bureau d’acajou. « Vous voilà », dit-il d’un ton neutre. Les policiers encadraient toujours le savant et personne ne lui proposa de siège. Il resta donc debout. Le Grand Despote prit la parole : « Vous êtes le plus grand savant de notre nation. Votre génie est reconnu tant dans le domaine des mathématique que dans ceux de l’architecture et de l’ingénierie. Vous étiez d’ailleurs jusqu’à récemment recteur de l’Université de notre capitale, avant que je ne fasse fermer cet établissement qui, par la diffusion d’un savoir subversif, devenait un danger pour notre pouvoir et les valeurs despotiques qui nous animent. » Le Grand Despote se lissa la moustache un moment en fixant le scientifique. Un silence plana. Le savant attendit en se demandant si ces dernières paroles ne constituaient pas une espèce de menace. Mais le Grand Despote reprit la parole: « Comme vous le savez sans doute, nous exécutons à chaque année un grand nombre d’insurgés, de terroristes et autres ennemis de la nation. Or, les munitions coûtent cher et la guillotine et l’échafaud exigent une petite fortune à opérer. De plus, les nations étrangères, ces états impérialistes et corrompus, nous reprochent fréquemment le recours à la peine de mort. Les imbéciles! Comment peuvent-ils se permettre de nous critiquer, eux qui sont aux prises avec une population aux mœurs dépravées et un taux de criminalité galopant? Malgré tout, nous devons soigner un tant soit peu notre image. » Le savant se demandait bien ce qu’il avait à faire dans tout ceci. Le Grand Despote poursuivit : « Bref, tant pour des raisons économiques que diplomatiques, j’ai décrété que les exécutions seraient maintenant remplacées par un tout autre type de châtiment, dont la finalité est la même, mais dont le processus est, dirais-je, plus subtil. J’ai donc besoin que vous me conceviez un labyrinthe. Ce dédale devra être parfaitement étanche et personne ne devra jamais s’en échapper, bien qu’en principe cela soit possible. Nous y enfermerons les criminels, qui s’y perdront et mourront de faim, de soif ou d’épuisement sans jamais en trouver la sortie. Ainsi périront-ils par eux-mêmes, de leur propre faute, par leur incompétence à en trouver l’issue, sans que nous n’ayons eu à presser une détente, à ouvrir une trappe ou à laisser tomber un couperet. On ne viendra pas me dire que ce châtiment est pire qu’une sentence de prison à vie! Pour réaliser cette prison-dédale, je mettrai à votre disposition toutes les ressources que vous jugerez nécessaires. Allez, maintenant, et mettez-vous à l’œuvre! » Inutile de préciser que les paroles du Grand Despote devaient être prises pour ce qu’elles étaient : un décret émis par l’autorité suprême, un ordre qu’il n’était pas permis de discuter. Le savant dit alors les quatre seuls mots qu’il savait en mesure de lui laisser la vie sauve : « Oui, votre Grandeur Despotique. »
Et le savant se mis à l’ouvrage, s’y consacrant corps et âme, comprenant bien qu’implicitement, l’ordre donné par le Grand Despote était aussi une menace et que sa survie dépendait de la réussite totale de ce projet.
Il conçut un bâtiment sur plusieurs étages, qui comportait une seule entrée et une seule sortie. Cette construction avait pour unique fonction de perdre quiconque y serait enfermé, grâce à mille ruses architecturales : des culs-de-sacs, des couloirs qui n’en finissaient plus, des détours inutiles, des boucles qui vous faisaient revenir sur vos pas, des décors jumeaux mais situés en des endroits différents pour créer la confusion, des portes à sens unique, des murs qui pivotaient de façon automatique et qui modifiaient continuellement la configuration spatiale. Cependant, conformément aux désirs du Grand Despote, on n’y trouvait aucun pieu qui vous transperce, aucune trappe causant une chute mortelle, aucun animal féroce ou créature venimeuse à vos trousses, aucun réservoir sans fonds où vous noyer : le condamné mourrait d’épuisement et de désespoir, il mourrait par lui-même, par sa propre faute de n’avoir pas trouvé le chemin lui rendant sa liberté, pourtant toute proche. Car, détail cruel, le bâtiment était percé d’innombrables fenêtres et soupiraux grillagés qui permettaient au condamné de voir dehors et de sentir l’air libre, comme pour lui rappeler son but, ce qui l’attendait s’il réussissait enfin à résoudre l’énigme du dédale. Parce qu’il existait bel et bien une solution à ce casse-tête, il existait bel et bien un parcours, un seul, qui permettait de le traverser et d’en sortir, vivant et libre.
En plus d’en dessiner les plans, le savant supervisa la construction de la prison-dédale. Nul contremaître n’eut en sa possession l’intégralité du plan d’architecture, seul le savant avait ce privilège. De toute façon, l’architecture du bâtiment était si complexe que même lui n’aurait pu s’y retrouver. Car, disons-le, il avait fait du zèle; bien qu’il fut philosophiquement opposé à cette entreprise, sa rigueur scientifique l’avait poussé à concevoir le labyrinthe parfait, d’une complexité absolue. Et bien sûr, le bâtiment était fait de pierre et de mortier, toutes les portes en acier épais, c’était du solide. Les travaux durèrent toute une année.
Lorsqu’enfin la construction fut complétée, le Grand Despote convoqua le savant. « Vous semblez vous être acquitté de votre tâche avec diligence, dit le Grand Despote, voilà une construction impressionnante. » Le savant soupira presque de soulagement. Mais le Grand Despote fronça les sourcils. « Cependant, comment savoir si votre construction est fonctionnelle? », demanda-t-il. Il lissa sa moustache et sourit. « J’ai une idée. De façon à mettre à l’épreuve l’étanchéité de cette prison labyrinthique, je vais vous y faire enfermer. Si vous n’en sortez pas, c’est qu’elle est bien fonctionnelle. Par contre, si vous en sortez, c’est qu’elle fait l’objet d’un vice de conception : vous serez alors condamné à mort pour trahison. » Le savant sentit son sang se glacer dans ses veines. Les gardes s’emparèrent de lui. Il se mit à se débattre en hurlant : « Mais, votre Grandeur Despotique, je me suis soumis à vos vœux! J’ai réalisé ce que vous m’aviez demandé! » « C’est ce que nous verrons bien! », aboya le Grand Despote alors que les gardes emmenaient de force le savant vers son funeste destin.