17 décembre 2010
Abstraction numéro 438
Quelques taches de couleurs, des points lumineux, des volutes, en lavis, des liens ténus et pas toujours clairs entre les choses. Un mouvement. Du vent? Une température imprécise, une pression atmosphérique indéterminée; bien qu’il fasse ni chaud ni froid, ressentir une sensation d’accablement, cette sensation d’espace clos, la pénombre, une visibilité réduite à quelques mètres – ou quelques décimètres – cette difficulté à faire le foyer, l’absence de contours, cette inconsistance. Sentir son corps. Mais alors juste un peu, comme lorsqu’on est dans l’eau; on sait qu’on est là, on sent l’espace autour, mais on a l’impression de ne plus faire qu’un avec l’éther, on entend battre son cœur, on a conscience d’être présent mais en même temps on est flou, on flotte, on est fluide. Des courants. Des marées. Et les sons : borborygmes, échos, réverbérations lointaines, plaintes vagues, presque télépathiques, chuintements, ondes au-delà de ce que l’oreille peut percevoir, comme des ultrasons; oui, toutes ces ondes sonores et électromagnétiques, ces radiations, des phénomènes en principe imperceptibles, mais qu’on sent, quoique ça reste subjectif, on est à peu près certain que c’est là, que ça touche divers endroits de notre corps, que ça provoque des stimuli, c’est diffus, mais, oui, on pourrait jurer que c’est vrai. Et il y a de la lumière. Et il y a des ombres. Des angles où des choses se dissimulent. C’est étrange, on sent la présence de géants, là-haut; sans les voir, on sait qu’ils sont là : des colosses, des formes immenses par-dessus nous, nous écrasant de leur masse, bien qu’on ne les voie pas, des gratte-ciels, des nuages, des dieux peut-être, ou la voûte céleste, et au-delà, le cosmos. Et puis aussi, il y a toutes ces petites choses, comme des acariens, comme des bactéries, des choses invisibles, elles sont là, partout, autour de nous, jusque dans nous, ça s’immisce, on s’en doute bien, comme une maladie, comme une moiteur, comme les poils de barbe qui tombent en fine poussière d’un rasoir électrique, qu’on inhale sans s’en rendre compte; peut-être ces particules peuvent-elles s’introduire par les pores de notre peau, se glisser entre les cellules de notre épithélium, à cette échelle, quelles sont nos défenses? Mystère sibyllin. Énigme. L’esprit tente de se concentrer sur quelque chose de précis; ça serait tellement plus clair de pouvoir faire des déductions, un travail intellectuel, disons résoudre un sudoku ou un système d’équations à plusieurs inconnues, mais rien n’y fait, tout est décalé, étranger, la raison s’évapore comme les économies d’un petit épargnant le jour d’un krach boursier, on voit double, on pense double, on est double, trouble, le cerveau glisse sur les bananes de l’abstraction. L’esprit fuit. Le décor glisse et bientôt le paysage défile à la vitesse du son, c’est à peu près ce que verrait un chevreuil sur le capot d’un TGV, ou cette scène de 2001 l’odyssée de l’espace, ou alors quand un enfant tourne sur lui-même les yeux grand ouverts jusqu’à être tout étourdi; la sonde traverse la galaxie, mais sans trajectoire précise, on roule sur l’autoroute dans une tempête de neige, la nuit, les flocons qui dévient comme des étoiles filantes devant les phares, mais on ne voit pas très loin, on ne voit que la neige, là, juste devant, ces points blancs et voltigeurs, qui créent un étrange effet de perspective, la chorégraphie de phalènes suicidaires, comme une espèce d’infographie archaïque : des points blancs sur fond noir à basse résolution. Il n’y a plus grand-chose pour nous arrêter et ça file, ça va vite, la vie est trop courte, ça glisse, on voudrait se retenir, on voudrait s’agripper à quelque chose, mais c’est inutile. La fuite vers l’avant, la multitude, les petits personnages attachés les uns aux autres en une ribambelle, reliés par des bribes de code génétique, une succession infinie d’êtres quelconques, fragiles, éphémères, s’abîmant à la queue leu leu dans les brumes noires de l’histoire, se dissolvant dans le néant, sans bruit, sans forme, sans couleur, sans but; un accident de la nature, un chuchotement dans le tumulte, un message flottant dans l’univers mais ne portant aucune information parce qu’absolument aléatoire; c’est bien ça, s’abîmer et disparaître pour être remplacé aussitôt, comme un film est une espèce de diaporama en accéléré, et le temps défile mais, soudain, on isole une image, comme un instantané, et on est subjugué par le résultat : ces taches colorées, sans contours, vaporeuses, verdâtres peut-être, du grain comme des pixels analogiques, composant une scène sans forme reconnaissable, un amalgame, du chaos, du n’importe quoi, bref, enfin atteindre une impeccable, une parfaite, une magistrale abstraction.
Catégorie
prose